CHAPITRE I : LES BARONS / 15. LE BUTIN

Publié le 18 Octobre 2015

     La bataille fut brève et victorieuse.

     Le capitaine des Barons s'en félicitait.

       Tous ces fainéants de Phéniciens ? … tous ces gredins de Grecs ? … tous ces pestiférés de Perses ? … ou tous ces scélérats de Celtes ? (La peuplade de la birème n'avait pas été clairement identifiée !) Bref, tout cet équipage d'insignifiants inconnus avait été décimé promptement, facilement et intégralement comme Xytrios l’avait prévu : aucun survivant.

     Cela plombait toutefois son moral : en effet, personne ne serait en mesure de colporter la légende du terrifiant – et non moins illustre ! – Minotaure par delà les mers.

     Les Barons recensaient de très faibles pertes humaines et dénombraient de rares blessés… qui guériraient tôt ou tard. La plupart des pertes représentaient la résultante d'accidents plus ou moins fâcheux.

     L’un d'entre eux avait voulu démontrer son talent virtuose d’acrobate : à pieds nus, il s’était mis à patiner sur une gigantesque flaque d’huile d’Hellade. Après une énième démonstration, emporté par l’élan, ce qui devait arriver, arriva : il avait dérapé. Dans sa glissade, il avait tenté de s’accrocher à tout ce qu’il pouvait… et ce fut la cheville d’un camarade qu’il avait saisi. Ce dernier avait été propulsé vers l’avant, avait chuté à son tour de tout son long et avait été entraîné dans cette folle lancée. L'acrobate était parvenu à se retenir au rebord de la coque de la birème ; mais, au moment même où il s’était redressé, le second l’avait percuté de plein fouet. Les deux corps enchevêtrés s’étaient fracassés les os et le crâne contre la coque du navire – à plusieurs reprises. Ils avaient trépassé bien avant d’être engloutis par les eaux de la mer Tyrrhénienne.

     Un tire-au-blanc, plus agile et plus glouton qu'Ucinius, avait déniché avec une chance inouïe la réserve de vivres. Il s'y était précipité tel un porc affamé et s’était empiffré bien au-delà des limites de la satiété… tant et si bien qu'une saucisse restât coincée à l’intérieur son œsophage et boucha sa trachée. Incapable d’appeler au secours, il mourut d'une très lente asphyxie.

    Suite à une monumentale bévue, un barbu muni d'une hache avait sectionné, en diagonale, de l'épaule à l'aine, l'un de ses compagnons. Alors que sa hache tournoyait dans les airs, qu’il effrayait les passagers les uns après les autres, il enchaînait les découpes franches et nettes : sept… huit… neuf… dix individus ! Dans le feu de l'action, contrôlé par cette poussée d'euphorie invisible qui ruisselait dans ses veines, il n’avait guère remarqué que l'un de ses compagnons campait à proximité. Le barbu arrêta le mouvement de son bras… un peu trop tard.

     A cause d'une querelle intestine qui les opposait (sur l’épineuse question de la localisation du palais d'or de Poséidon au fond de l'océan : à Aigéai ou à Samothrace ?), deux dissidents s'étaient engagés dans un duel à mort. Le combat s'était éternisé puisqu'en parallèle ils avait supprimé quelques spectateurs gênants. D'ailleurs ce fut au moment où l'un essayait d'extraire non sans difficulté son épée du corps d'un marin de la birème que l'autre en profita pour le planter dans le dos. Le vainqueur félon s'était alors débarrassé du corps en toute discrétion en le roulant jusqu'à la mer.

     Un autre Baron fut pris en chasse par une mouette surexcitée qui s'était appliquée à lui picorer le crâne. Cela l’avait plongé dans une fureur telle qu'il avait voulu attraper la bête et la déplumer. Il avait couru à la poursuite de cette satanée bestiole, couru à en perdre haleine, couru le regard fixé sur sa proie ailée, couru encore et encore jusqu’à en oublier que le pont du navire se terminait…

     Le dernier eut une mort plus rocambolesque. Pour une raison inconnue – et qui le resterait à tout jamais –, il avait voulu s'essayer à escalader le mât principal de la birème à la manière de Pépy. De ces bras, il avait encerclé le poteau puis avait positionné ses pieds de chaque côté. Une fois installé d’une manière qu’il avait jugée correcte, il avait dégagé les bras et attrapé le mât plus en hauteur. Il avait tiré son corps en poussant sur les jambes. Toute l'énergie qu'il avait puisée dans l'effort s'était amenuisée bien vite. Ses muscles tremblaient et il se sentait éreinté. Pire, la hauteur qu'il avait atteinte était loin d'être glorieuse. Il décida de stopper là sa prouesse. Il s’était alors laissé glisser le long de la colonne de bois. Il n'avait cependant pas remarqué la cheville plantée sur le mât qui saillait. Manque de pot, avec la vitesse croissante de la chute, l'un de ses testicules avait été arraché par le clou et y était resté accroché. Le Baron avait poursuivi sa chute et avait atterri au sol sur son fessier. Tordu par la douleur, il se tenait les bourses à deux mains. Il pissait le sang. Il avait trouvé le courage de lever les yeux et avait observé longuement le bout de sa virilité qui se balançait tel un trophée. Il mourut en la contemplant…

     Pour Xytrios, pas le temps de dresser un bilan des disparus ni de s’apitoyer, la birème coulait, il était urgent d’agir. L'allure altière, les bras croisés, le regard toujours aussi mauvais et impénétrable, il éructa, tout en admirant son œuvre : « Fouillez ce satané rafiot. De fond en comble. Dénichez-moi l’or et l'argent. Magnez-vous l'cul, bande de sacs à vin ! »

 

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     Ucinius ! Se magner le cul ?! Quelle idée saugrenue ! Ce numide obèse se refusait à obéir.

     Dans un premier temps, Ucinius, bête et discipliné, avait suivi les ordres de son allure très ralentie si bien qu'il avait rejoint les hommes débarqués avec beaucoup de retard. Rapidement, son esprit avait dérivé vers une jeune première pour laquelle il avait dépensé une énergie considérable dans le but de lui montrer sa virilité raide et endurante. Or ses collègues l'avaient devancé et il n'avait jamais pu la rattraper. La déception s'était imprimée tel un masque indélébile sur le visage joufflu du malheureux Ucinius.

     Il avait eu l'espoir de trouver, dans un second temps, quelques provisions alléchantes Un peu de réconfort ne lui aurait causé aucun tort. La mission principale d'Ucinius depuis la naissance n’avait-elle pas été de se remplir la panse ! Pas de trouver de l'or ou de l'argent.

     A présent que l'eau avait commencé à envahir le pont inférieur, hors de question d'aller patauger par là-bas. Xytrios pouvait aller se faire téter les yeux par les canards sauvages. S'il voulait tellement qu'on explorât ces lieux, il n'avait qu'à bouger ses vieilles fesses molles et pendantes de pirate ! S'il y tenait tant à ce trésor, il n'avait qu'à y descendre lui-même dans ces cales puantes !

     Tous les navarques[1], tous ces centurions primipiles[2], tous les præfectii[3], tous les imperators[4], tous les consuls, tous ces puissants qui ordonnent, qui gesticulent, qui vous emberlificotent l'esprit, qui vous manipulent par l’art de la parole et qui agissent avec les bras des autres sans jamais remuer l'auriculaire… Qu'ils aillent tous pourrir au fond du Styx !

     Ucinius pris ses bourrelets à bras le corps et se dirigea lentement – mais sûrement ! – vers son embarcation qui, elle, ne s'enfonçait pas dans les eaux.

 

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     Pépy considérait lui-aussi que la birème devenait de plus en plus dangereuse. Comme le dit l'expression, un homme averti en vaut deux : mieux valait ne pas s'attarder là.

     Il dépassa le gros Ucinius qui suait sang et eau pour se mouvoir. Au passage, il claqua sa main dans le dos de son ami comme un signe d'encouragement à accélérer le pas.

      Peut-être à cause de la surprise ou de la douleur vivre, Ucinius émit une sorte de glapissement aigu dont il reconnut l'incongruité qui n'avait rien de viril. Honteux, il cracha à terre et s'essuya les lèvres du revers de la main avant de pousser un cri beaucoup plus rauque pour se dédouaner et asseoir son autorité de mâle.

      Pépy lui adressa un clin d'œil, sourit et continua de sautiller. Ce brave Ucinius risquait de couler avec la birème, pensait-il. Un jour ou l'autre son surpoids lui jouerait un vilain tour.

      D'un bond majestueux, Pépy s'envola jusqu'à l'éperon. Il marcha en équilibre sur le bec recourbé en bois recouvert de métal avec autant de naturel que s'il se baladait sur le plancher des vaches. Il grimpa le long de la coque, saisit un point d'appui et se balança pour sauter sur le pont. Il regagna bien vite le mât central qu'il escalada à mains nues. Aucune l'échelle n'était prévue à cet effet. Avant d'atteindre le sommet, il bifurqua sur la vergue principale constituée de deux perches liées ensemble. Il avança pendu par les bras et les pieds jusqu'à une première extrémité de la perche où il dénoua les nœuds pour déployer un premier pan de la voile carrée. Avec prudence, il réitéra la même opération de l'autre côté.

     Il revint jusqu'au mat et regagna son poste d'observation. De là-haut, il observait les autres barons qui se hâtaient de quitter la birème.

 

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     Téghlaqxor piétinait parmi les corps.

     Avec un air concentré et studieux, il errait de cadavres en cadavres en quête de corps en état à peu près correct et pas trop détérioré. Il souhaitait rapporter à bord quelques spécimens d'intérêt afin d'en étudier leur contenu.

     Il tâtait ces masses inertes d'abord du bout du pied ; il estimait ensuite si elles méritaient ou non son attention. Une fois certains critères validés selon sa propre échelle de notation, il soupesait l'individu, le retournait du côté face si besoin puis s'agenouillait pour examiner de plus près telle plaie , tel appendice anormal ou tel membre arraché. Si le spécimen convenait, il faisait signe à l'un des laquais de Xytrios de le transporter sur la galère. Dans le cas où le corps ne remplissait pas les dites conditions, il découpait les chairs, les cisaillait à l'aide de sa sica avant de se mettre à fourrager dans les entrailles ; il en extirpait des viscères qu'il jetait au loin ou qu'il conservait au fond de sa besace. Les organes inutiles s'ils étaient de première fraîcheur pourraient toujours être assaisonnés et offrir un mets exquis pour ses papilles.

    Téghlaqxor se considérait comme un aventurier de la mécanique du corps humain, un prospecteur des tréfonds de l'être, un pionnier de l'autre côté de l’épiderme, un explorateur de la bouillasse intérieure. Ce que le corps recélait comme secrets le fascinait et le questionnait depuis… depuis les premières expérimentations qu'il avait commises sur des animaux dès sa septième année d'existence. A sa onzième année, alors que son père était mort de vieillesse, il avait tranché son abdomen depuis la gorge jusqu'au nombril… juste comme ça, juste pour voir. Les cobayes suivants avaient été beaucoup moins coopératifs.

     Il avait l'idée tenace de découvrir ce qu'était vraiment l'être humain et de quelle manière il était gouverné par les Dieux. Il avait l'intime conviction que chaque partie avait une fonction précise qui lui était dévolue à un endroit précis, comme des rouages qui s'imbriqueraient les uns dans les autres. Mais il ne comprenait pas la relation qui existait entre eux.

     En outre, un autre mystère le passionnait tout autant : la mort.

     Quelle partie exacte et infime de l'individu s'envolait vivre dans les Enfers ? Où se situait précisément l'âme parmi tout ce capharnaüm de fluides nauséabonds et d'éléments flasques et poisseux ? Comment donc s’opérait le départ des âmes vers l’Hadès ? Quels secrets arcaniques dissimulaient les Enfers et en particulier, le dieu Hadès ? Et surtout, comment atteindre l'immortalité des Dieux ?

 

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     Des groupes de cinq ou six Barons s'étaient répartis aux quatre coins de la birème : ils détruisaient des caisses en bois empilées les unes sur les autres au niveau de la poupe ; ils brisaient des amphores alignées du côté de la proue ; ils renversaient des tonneaux sur le pont. Certains fracassaient pour le simple plaisir de… fracasser. De cette façon, ils se libéraient de toutes leurs frustrations bestiales ainsi que de toutes leurs pulsions agressives.

     D’immenses mares d’huile et de vin d’Hellade s’écoulaient des amphores ce qui rendait le plancher déjà glissant, encore plus périlleux à chaque pas.

« Rien sur l’pont Cap’taine, brailla un gaillard taillé comme une statue de pierre à la gloire d'Hercule.

« Rien non plus ici, Cap'taine, gueula un proche descendant de l'anthropopithèque.

« Ouaip, y'a qu'd'la merde, beugla un troisième qui cognait de rage ses poings contre le mât.

« Que des saloperies d'amphores vides !, pesta une voix caverneuse.

« Y'a d’l'huile partout, foutre-queue de Mardouk[5] !, intervint un gars au sol qui baignait dans le liquide gras.

« Et qu’esse ça pue !, crut bon d'ajouter un subalterne.

     La mine renfrognée et les bras toujours croisés, Xytrios garda le silence. D'un très faible signe du menton, il indiqua à ses hommes de poursuivre leurs œuvres de destruction.

     Le clone d'Hercule continuait de briser à la chaîne des amphores vides à coup de trident dont il se servait à la façon d'un marteau. Aidé par trois comparses, ils détruisaient aussi celles remplies d'huile et jetaient par dessus bord toutes breloques jugées inutiles et toutes les poteries en terre cuite.

      L'anthropopithèque s'extasia devant une espèce de dent géante, bien plus grande que lui d'au moins une coudée[6]. Lui qui surplombait tout le monde déjà d’une bonne tête et demie ! Dans un effort ultra-limité de réflexion, il se mordait la lèvre inférieure face à cette substance dure, blanche et opaque qui lui était totalement inconnue. Sans le moindre état d'âme, il la balança par-dessus bord. La défense d'éléphant coula à pic au fond de la mer Tyrrhénienne.

     Pendant que le troisième larron s'évertuait à cogner contre le mât pour se défouler, et que les deux autres continuaient de se plaindre, les barons transportaient les amphores remplies de vin d'Hellade ou de Gaule – impossible d'en identifier l'origine – jusqu'à leur navire.

 

*****     ******     *****

     Monstre de suie échappé du brouillard de l’Erèbe[7], Gorgo n'avait aucune intention de se lancer dans quoi que ce fût. Un gladiateur tel que lui ne vibrait que pour le frisson du combat, pour l'effervescence du corps à corps et pour le goût de l'hémoglobine sur les lèvres. Toute cette bande de pleutres qu'il avait consenti à supprimer l'avait certes diverti, voire surexcité par moment ; les viles tâches que généraient l'après-combat lui passaient à mille lieues au dessus de la tête.

     L'ancien gladiateur rêvait de l'affrontement absolu, du combat suprême, du duel ultime, du corps à corps face à un adversaire digne de ce nom ; le guerrier qui lui tiendrait tête, le belluaire qui parviendrait à contrer ses offensives, le colosse qui allierait force et détermination avec tactique et ingéniosité. Qui aurait-il pu trouver sur une vulgaire birème de commerce sans envergure à part la lie du commun des mortels !?

     Gorgo fit remonter des glaires depuis le fond de sa gorge et les cracha sur sol avec mépris. Il rejoignit un quatuor d'ivrognes assis en demi-cercle autour d'une amphore. Après avoir émis un bâillement prolongé et bruyant, il s'étira de tout son long, Il plongea ensuite sa tête dans le récipient et lapa le jus de raisin fermenté. Le vin dégoulinait le long de son menton pour continuer sa course le long de son torse via un chemin sinueux. Après avoir bu plus que de raison, il se laissa choir à côté de ses camarades.

     Grâce à la vinasse, il avait recouvré un aspect un peu plus humain. Il contempla ses bras, ses jambes, le reste de son thorax recouverts de sang noir séché – stigmates de ses nombreux massacres. Il prit l'initiative de pratiquer des ablutions à grandes rasades du liquide. Sur tout le corps. De ses paluches calleuses, il commença à se frictionner l'épiderme pendant que ses compagnons de beuverie continuaient à se pochetronner avec concours de rots à la clef.

     Par intermittence Gorgo écoutait leurs maximes éclairées sans pour autant comprendre le délire qui les habitait.

     Le premier exhibait ses rares dents violacées et tentait d'expliciter de quelle manière, à l'aide d'un simple bâton en bois, il était venu à bout d'un monstre tentaculaire de plus de cent pieds de haut[8].

     Le deuxième mugissait pour couvrir la voix du premier. Avec l'alcool qui coulait dans ses veines, il voyait tout et ressentait tout d'une manière tellement plus intense : « Z'avez vu c'te ciel ? Il est… si bleu… tellement bleu… si profondément bleu… infinément… infininiment… indéfiment… Raaah merde !... d'un bleu infini comme si qu'on pouvait y plonger d'dans. Et pis la mer… elle est si… si verte… d'un vert tellement plus vert que le vert de… (Il émit un puissant rot.) …que le vert des yeux de ma matrone… Que j'les ai enlevés à c'te garce ses foutus d'maudits d'yeux verts !... E'm'regardait tout l'temps avec ses foutus d'maudits d'yeux verts… E'm reprochait de trop boire… Par Zeus, esse qu'je bois trop ?... J'dis qu'le vin, on n'en a jamais assez… C'est qu'esse j'lui ai répondu à celle-là… Elle a commencé à gueuler comme une truie qu'on égorge… Alors j'lui ai cassé une amphore sur l'coin d'sa tronche à c'te harpie… Et ensuite, j'lui ai arraché ses foutus d'maudits d'yeux verts. »

     Il reprit une bonne gorgée de vin qui laissa ruisseler doucement dans sa gorge.

     Assis à ses côtés, un pirate caressait la cicatrice sur sa joue ; il s'était lancé dans un intense questionnement philosophique : « A quoi qu'ça sssert la vie ?... P'us à rien. Elle sssert p'us à rien c’te chienne de vie. (Il rota et cracha.) On va tousss finir par crever… C'est moi qui vous l'dit : on va tousss cre-ver !... On finira tousss au fond du trou… Dans z'une tombe pourrie… Une tombe qui s'ra jamais honorée par perzzzone… Passe que vous aussi les gars, vous s'rez tous crevés au fond du trou… Vous m'entendez, bande de fions de satyres !... Z'allez tousss crever. (Il tenta de se redresser, perdu l'équilibre et bascula en arrière.) Z'allez… Z'allez crever. (Il réussit à ne pas tomber en s'agrippant à une corde imaginaire.) Qu'esse qui vous z'attend dans l'Hadès ?... (Les autres interrompirent leur bavardage.) Ouaip ! Qu'esse qui vous attend de l'aut' côté ?... Vous z'êtes jamais posé la question hein !... Et pis qu'esse qu'on va foutre avec tout cet or qu'on a amassé ?... Les sacs d'or, y vous suivront pas dans l'Hadès... Ah ça nan de nan. (Il renâcla et avala une lampée de vin.) On nait. On vit. On crève. Et tout ça pour quoi ? POUR-QUOI ? Dans quel but ? Quel est le sensss de nos vies ? (Gorgo haussa les épaules.) Les Dieux ont-il un projet prédéfini pour nous à la naissance ? Esse que j'ai fait les bons choix ? Esse que j'ai réussi ma vie ? Ou esse que j'ai échoué ? Esse que j'étais prédestiné à d'venir pirate ? C'était écrit que'que part que j'tuerais mes semblables pour vivre ? Dans quel but esse que j'ai fais ces choix-là ? Et pas des aut'es choix, hein ? Tu t'es d'jà posé la question ? Esse que les Dieux ont orienté mes choix ? Ou esse que j'ai vraiment disposé d'un choix libre dicté par moi et par moi seul ?... Et maint'nant, j'vais d'venir quoi les gars ? Vous z'êtes d'jà d'mandé qu'esse qu'on va d'venir ?…

– On va continuer à s'bourrer la gueule, clama le premier.

– Ouaip y'a qu'ça d'vrai : la bibine ! », gueula le deuxième. »

     Gorgo opina du chef alors que le dernier Baron chassait de la main des ennemis volants imaginaires : « Allez vous-en démons de l'Hadès… Fichez l'camp succubes de cauchemar… Déguerpissez de ma vue maudites Larves[9], spectres hideux, suppôts de Thanatos… Foutez-moi la paix… Laissez-moi tranquille… Sinon j'vais tous vous… J'vous promets que j'vais tous vous… »

    La menace qu'il proféra resterait à tout jamais mystérieuse ; il s'effondra dans un coma éthylique dont il ne se réveillerait jamais.

« Qu'esse que j'disais ? : on va tous crever ! »

 

*****     ******     *****

 

     Quelques hommes menés par Slask persévéraient à fouiller les cales malgré l’eau qui montait jusqu'à leurs genoux. Ils avançaient parmi des quantités énormes de céréales qui flottaient comme des milliers de pétales ; nappe aux couleurs automnales qui se dispersait par delà le navire dans un lent ballet ondulant. Sous cette couche d'agglutinats, aucun moyen de distinguer toute trace d'or ou d'argent...

     … Jusqu'à ce que l'un d'entre eux poussât un gémissement rauque : son orteil avait buté contre un obstacle. La douleur irradia son pied entier, grimpa en flèche le long de sa jambe pour s'atténuer au niveau de la cuisse. Dans un réflexe, il extirpa des eaux son pied endolori. Il commença par souffler dessus et entreprit ensuite de masser la région douloureuse. Il ne maintint pas longtemps cette posture en équilibre : il tomba à la renverse sur son postérieur. Fichtre, il était trempé !

     Slask tourna la tête, souleva un sourcil et reprit immédiatement ses explorations ; pas le temps de s'attarder, il fallait se presser. Les autres ne prêtèrent guère attention non plus à cette galéjade : ils en avaient plein le dos de cette mission absurde et avaient hâte de partir de là.

     Le maladroit brandit le poing en l'air et plus par agacement que par rage, offensa l'un des trois maîtres de l'univers : « La peste te crève, Poséidon ! »

     Il demeura dans cette position quelques instants encore, dans l'attente d'un éventuel signe divin… qui ne vint pas. Il se redressa et se débarrassa des graines oblongues et poilues qui lui collaient aux bras. Avec beaucoup plus de méticulosité, il retira les étoiles anisées qui avaient colonisé la raie de ses fesses.

     La curiosité le poussa à examiner la zone suspecte. Il se mit à quatre pattes dans l'eau et commença à tâtonner à l'aveugle. Aucune raison tangible qu'il se prît les pieds contre quelque chose en plein milieu d'une cale !

      Très vite, il identifia une forme. Ses mains glissèrent le long de l'objet : il palpa les coins anguleux, les longues arêtes saillantes, la forme gondolée sur le dessus. Il plongea la tête sous l'eau, ouvrit les yeux et découvrit avec stupéfaction un coffre en bois et en métal.

      Il interpela ses compagnons pour qu'on vînt l'aider.

     Slask s'approcha, désigna du doigt un larbin.

      A quatre mains, ils soulevèrent avec peine le coffre rouillé et verrouillé.

     Dans un langage basé sur la gestuelle et un jargon d'enragé, Slask exigea qu’on l'amena à Xytrios sur le champ.

 

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[1] Titre militaire donné aux capitaines de vaisseaux de guerre

[2] Officier qui commande la 1re centurie dans la légion romaine

[3] Préfets qui commandaient une unité dont la tâche était fixe

[4] Officiers généraux victorieux d'une campagne

[5] grand dieu babylonien

[6] coudée (cubitus en latin) est une unité de longueur vieille qui a comme base la longueur allant du coude jusqu'à l'extrémité du majeur. Elle correspond à 45 cm environ.

[7] Les âmes des humains s’envolent vers l'Érèbe pendant leur sommeil L'Érèbe est toujours noyé dans un brouillard noir.

[8] Un pied équivaut à 29,64 cm ; 100 pieds avoisinent les 30m.

[9] esprit malfaisant, fantôme dans l’Antiquité

Rédigé par Jérémy STORM

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