20. LES SENTINELLES / 2. CELLE QUI BOUGONNE

Publié le 18 Avril 2016

Elle observait.

Du moins, durant tout le temps que cette mission lui serait dévolue, elle était censée observer, examiner, surveiller, guetter, scruter, … et un tas d'autres verbes du même acabit dont elle se moquait éperdument au moment présent.

 

Par la déesse mère Gaia !, elle en avait plus qu'assez d'observer les bouillons d'écume sur le rivage, plus qu'assez d'examiner l'immobilisme d'une mer dépourvu de tout remous, plus qu'assez de surveiller cet immensité plane sans mouvement, plus qu'assez de scruter un horizon qu'elle ne distinguait même plus à force de le fixer, et plus qu'assez d'attendre là comme une amphore vide qu'on avait exposée là et oubliée, plus qu'assez de guetter un quelconque événement salvateur qui n'arriverait jamais.

 

Alors, elle se contentait d'observer dans le silence avec une moue boudeuse : les lèvres pincées, un peu déportées sur le côté, les commissures creusées, comme si elle mâchait de l’algue pas fraîche.

 

Observer, surveiller, guetter, scruter,… et quoi d'autres encore ?!

Tresser un chignon !? Lustrer des écailles !? Planter des algues !?

Pfff ! Elle en avait marre.

 

Les fesses et la queue posées sur cette inconfortable roche noire dont les saillies lui rentraient dans les chairs, elle essayait de se remotiver. Tout en continuant de ruminer sa mauvaise humeur, elle récapitulait point par point les objectifs fixés par cette mission de "haute envergure" qui lui était confiée.

 

De haute envergure !!

Elle aurait pu s'étrangler de rire tant l'incongruité de l'affaire lui paraissait désopilante. D'ailleurs elle s'était écroulée de rire lorsqu'on avait instauré les différentes affectations de chacune. Chacun des quatre corps de besognes s'était avéré tellement rébarbatif au bout d'à peine deux nuitées qu'elle avait décidé de réviser ses plans et de mettre en place un roulement régulier.

 

Oui, elle ! Silja.

Toujours en train de jouer les mijaurées d'impératrices : donner des ordres impérieux, imposer qui doit faire quoi et comment le faire. Pour qui se prenait-elle celle-là ?!

 

Pfff ! De toute façon, exercer l'une ou l'autre de ces tâches l'importait peu car l'une comme l'autre de ces tâches la gonflaient royalement. Alors faire plutôt ceci plutôt que cela, elle devait bien tuer le temps…

 

Perchée au sommet du rocher pointu, entourée par deux de ses sœurs, elle énumérait dans sa tête les points principaux qu'elle avait en charge.

 

Point numéro un : détecter les auspices et les augures.

 

Cela consistait à observer tout signe divin qui pourrait être interprété comme un présage. Présage quel qu'il fût : bon ou mauvais, inhabituel ou répété, visible ou imperceptible, manifeste ou mystérieux, anodin ou extraordinaire, minuscule ou colossal.

Ensuite, par la lecture de ce présage, il convenait de déterminer l'expresse volonté des Dieux.

 

Les signes divins se manifestaient à travers les météores, en particulier par le tonnerre et les éclairs envoyés par le terrible et colérique Zeus ; via le sens des vents ordonnés par Éole, le maître des tous les vents ou par l'une des onze divinités en rapport. Les signes divins se traduisaient aussi en fonction de la direction du vol des oiseaux ainsi que par leurs chants. Elle préférait employer le terme de "piaillements" plutôt que chants car aucun de ses volatiles qui s'égosillaient ne pouvait rivaliser avec la voix d'une seule sirène.

 

Pfff ! Quelle idée foutraque que ces augures !

A vrai dire, elle n'y pigeait rien à tous ces raisonnements extravagants. Les éclairs par exemple, s'ils venaient de l'orient, ils étaient réputés heureux alors que s'ils passaient du nord à l'ouest, c'était tout le contraire. Tut cela lui paraissait absurde. Il ne fallait pas toujours faire confiance à un dieu – ou à une déesse – surtout à une déesse. Ils sont tous mesquins et affublé d'un égo démesuré. Pour elle, les éclairs étaient le signe de la fureur de Zeus, un point c'était tout. Il n'y avait rien de plus à voir derrière tout ça. Zeus piquait une grosse colère et mieux valait faire gaffe à ses écailles et se planquer.

 

De même avec le sens des vents, elle y perdait son latin. Celui frais en provenance des hautes montagnes annonçait des dangers obscurs et pernicieux alors que l'air chaud épais et humide qui remontait du sud, indiquait que l'eau fondrait en fureur et serait fatal aux vergers, aux moissons et aux troupeaux. A moins que ce ne fût le contraire ?! Quant aux vents forts, ceux-ci laissaient présager du beau temps. Ou une tempête dévastatrice ?!

 

En réalité, elle ne s'en souvenait plus, elle mélangeait les noms des vents entre eux : Zéphir, Borée, Notos et… Comment s'appelait ce maudit quatrième grand vent ? Pfff, ça lui échappait pour le moment. Restait aussi Apéliote, Cécias, Libotonos, euhh… Qui d'autre encore ? Sciron… Thracios… Notos. Ah non, déjà dit ! Dans l'Hadès les autres, elle les avait complètement oubliés.

 

Présages à la noix !

Du moment qu'on ne lui demandait pas de lire dans les entrailles d'un poulpe ou d'un calamar, tout irait bien. Fallait pas charrier quand même, c'était immonde, abominable, totalement dégueulasse d'aller fourrager sa main dans les viscères, de les ouvrir, de les étaler. Mieux valait les avaler directement. Et de toute façon, elle n'était pas haruspice[1].

[1] Prêtre chargé de prédire l'avenir, d'interpréter la volonté des dieux

en observant principalement les entrailles des victimes,

mais aussi certains phénomènes naturels

(tremblements de terre, orages, etc.)

 

Point numéro deux : déceler les moindres détails.

 

Pas tous. Juste certains détails précis. Ceux que vous jugeraient et estimeraient nécessaires de déceler, avait préconisé Silja.

 

Hummm… ! Oui mais lesquels ?

 

Examiner, inspecter, fouiller du regard le moindre sillon de vague suspect, toute déformation anormale de l'onde, toute manifestation inhabituelle de mer. Comme si soudain une nymphe en jaillirait ! Ou Poséidon lui-même. Cessons de plaisanter et soyons réalistes : rien de tel ne se produirait jamais plus !

 

Autre détail d'importance : contempler la ligne d'horizon qui à force devenait floue et lui filait des picotements dans les yeux.

 

Dernier détail : scruter le ciel ! Mais bien sûr ! Comme si leur salut viendrait des Dieux. Trêve de balivernes. Elles ne pouvaient compter que sur elles-mêmes et sur personne d'autre.

 

En fait, elle ne voyait pas bien la subtilité qui différenciait ce point du précédent. S'attacher aux détails revenait à la même chose que détecter les présages, non ?

 

Or Silja avait affirmé qu'il s'agissait là de deux travaux bien distincts.

Donc si Sa Majesté Silja avait prononcé ses sages paroles, Sa Majesté Silja avait très certainement raison.

Pfff !Qu'elle aille se faire voir chez les Amazones !

Elle rigolerait nettement moins cette pimbêche !

 

Point numéro trois : traquer la nourriture.

 

Au moins une tâche d'envergure qui se démarquait nettement des deux précédentes !

Et dont l'intérêt n'était pas étouffé dans l'œuf par un tas de superstitions !

Trouver de la nourriture, voilà une responsabilité qu'elle endossait volontiers…

Sauf que… tous les poissons avaient déserté la zone… Cette saleté de poiscailles disposait comme d'un sixième sens qui les incitait à rebrousser chemin dès lors qu'ils avaient franchi le périmètre interdit.

 

Et en quoi consistait donc la traque de nourriture ?

Si toutefois on pouvait parler de "traque".

Selon Silja toujours, "traquer la nourriture" signifiait – attention, ouvrez les guillemets, citation de Sa Majesté Silja : « observer, examiner, surveiller, guetter, scruter,… (et un tas d'autres synonymes qu'elle avait totalement oubliés depuis) tout mouvement familier en surface, tout aileron qui émergerait, ainsi que tout frémissement appuyé ou toute oscillation suspecte de l'onde qui pourraient dénoter (notez la notion d'infime probabilité et l'emploi du conditionnel) de l'éventuelle passage d'un banc de sardines voire d'un cétacé. » Fin de citation. Fermez les guillemets.

Une citation particulièrement soûlante typique d'une maîtresse institutrice grammatiste à Athènes, non ? Ou une citation de première de classe. Au choix.

 

Une traque supposait un minimum de mouvement, non !?

En d'autres termes, une course-poursuite via la nage ou la reptation, de l'halètement, de la transpiration, de la stratégie ainsi que des frissons dans tout le corps. En résumé : de l'action.

 

Or, "traquer" prenait un sens tout différent ici : il signifiait demeurer immobile, la queue enroulée ou épousant la forme du rocher, le dos droit dans uns position digne, le port de tête altier, les bras croisés – ou dans le meilleur des cas avec une main soutenant le menton, et cela signifiait surtout d'attendre jusqu'à ce qu'un poisson daignât montrer le bout de sa nageoire.

 

Elle en avait marre d'attendre ! Tous les jours, elle attendait.

Elle excellait dans l'art de l'attente.

Mais qu'attendait-elle au juste ?!

Bonne question pour laquelle elle n'avait pas de réponse pertinente.

 

Au final, ce dernier point ressemblait trait pour trait aux deux précédents puisque cela revenait toujours à jouer les statues de pierre et à attendre que ça se passe, le cul sur le rocher.

Il y avait de quoi se gausser ! Se rouler par terre en montrant Silja du doigt et en l'insultant de tous les noms d'oiseaux ou de monstres marins qu'elle connaissait, non ?

Elle avait employé le mot "cul". Elle était vulgaire. Eh bien oui elle était vulgaire ! Et elle en était fière. Ça lui procurait une grande satisfaction.

En plus, elle en avait marre des irritations provoquées par cette pose immobile imposée. Elle se tortillait sans cesse dans tous les sens avec cette incessante envie de se gratter les fesses.

 

En résumé, sa mission principale consistait donc à surveiller tout changement inattendu, toute variation naturelle et/ou surnaturelle, toute différence avec ce qu'elle avait vu la veille ou l'avant-veille, toute anomalie même la plus minime, tout mouvement suspect, tout phénomène qui pourrait survenir de la présence d'un dieu, d'une divinité marine à proximité ou d'un vertébré à branchies munies de nageoires.

 

Quant à croiser un éventuel humain sur cette île paumée au beau milieu de l'océan de nulle part, fallait pas trop y compter !

 

Il ne se passait rien ici…

Strictement rien dans le périmètre restreint de cette île.

(Si toutefois on pouvait comparer ces cailloux noirs à une île !)

Absolument rien qui ne valût la peine d'être développé.

 

Il ne se passait rien ici…

Rien depuis des temps immémoriaux.

Temps immémoriaux qu'elle ne saurait quantifier. A vue de nez, elle pencherait pour dix ou douze lunes… Au minimum. Mais elle avait perdu toute notion du temps. Chaque journée ressemblait tellement à la précédente et serait cent pour cent identique à la suivante à tel point qu'elle ne prenait plus la peine de compter les jours.

 

Quand survenait enfin quelque chose digne d'intérêt. Une fois que toutes les conditions étaient réunies, la guetteuse prévenait ses sœurs et toutes se jetaient à l'eau. Une dizaine de sirènes se lançait après une vulgaire dorade et la traquait. [verbe employé à bon escient ce coup-ci] Un poisson des plus laids avec un gros œil ridicule et disproportionné par rapport au reste de sa tête et avec une minuscule bouche toute aussi ridicule. La bestiole ne pouvait pas s'échapper face à une horde de sirènes affamées. Or cette dorade ne contentait jamais tout le clan avec sa taille aussi longue qu'un avant bras et sa carcasse toute fuselée et maigrelette et. Pfff ! Tout cela en devenait ridicule.

Elle l'avait déjà dit trois fois et elle le répétait : c'était ridicule.

 

Quant à voir débarquer un barracuda ou un requin téméraire, il ne leur restait plus qu'à prier. Or comme elles avaient semé la bisbille avec la quasi-totalité des dieux de l'Olympe, dieux extrêmement susceptibles, il ne fallait pas s'attendre à une quelconque miséricorde de leur part.

 

Avait-elle oublié quelque chose ?

Non, rien du tout.

Ah si !

Elle avait oublié de préciser qu'elle s'ennuyait à mourir sur cette île. Elle s'ennuyait comme une souche flottant au beau milieu du Styx. Et elle avait envie de le crier…

Rédigé par Jérémy STORM

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