CHAPITRE I : LES BARONS / 14. LE MASSACRE

Publié le 30 Septembre 2015

     Toujours roulé en boule, Schekeresch sortit la tête à la façon d’une tortue qui s'extirpe de sa carapace.

     Alors que l'ennemi marquait un moment d’hésitation, il le mit à profit pour déployer ses membres, bander mollets et fessiers, basculer un peu vers l'avant en soulevant les talons pour se mettre sur la pointe des pieds. Il restait sur le qui-vive. Dès que le cyclope brandit son arme, il déguerpit à quatre pattes et en quatrième vitesse sans demander son reste : Schekeresch se faufila entre les jambes du géant. Il fonçait tel un renard effrayé parmi les corps étendus qu'il piétinait avec un seul objectif en tête : les escaliers. Il tentait le tout pour le tout.

     L'un des cerbères qui gardait la zone étranglait en ce moment-même un des rameurs alors que le second, les bras croisés, avait la tête tournée du côté opposé et admirait le spectacle. Aucun des deux ne donc prêta attention à ce nain, véritable courant d'air qui escalada les marches à toute vitesse.

     Dans l’empressement, Schekeresch dérapa plusieurs fois : il se cogna le menton, les coudes, les genoux et les tibias contre la tranche des marches.

     Cela ne suffit pas à stopper sa fuite.

     Quelques marches avant le sommet, il stoppa sa course folle. Il vérifia d'abord derrière lui : aucun barbare ne l'avait suivi. Parfait.

     Il demeura tapi dans l'ombre quelques instants afin de reprendre son souffle.

    Ses mains agrippèrent ensuite le rebord au niveau du pont supérieur. Il hissa son visage avec une extrême lenteur et une extrême prudence jusqu'à hauteur des yeux. Il examina les lieux de façon circulaire : le pont supérieur avait été quasiment déserté. Il grimpa d'une marche supplémentaire et repéra tout de suite le célèbre capitaine Xytrios sur le pont de l'embarcation ennemie.

     Non loin de là où il se trouvait, il localisa trois tonneaux empilés.

     Il n'avait plus le choix, il devait avancer. Rester dans les escaliers signerait sa perte tôt ou tard. Il fixait avec attention Xytrios. Dès que ce dernier eut tourné le dos, il s'extirpa de sa cachette et courut se terrer derrière le mur de tonneaux.

     Accroupi, tous les sens en alerte, il concentra ses esprits sur les bruits alentour. Il distingua la cacophonie qui faisait rage en dessous de lui, il reconnut les hurlements des rameurs en train de se noyer, les braillements de ceux en train de se faire massacrer, il identifia les grognements de bêtes sauvages des pirates. En revanche, pas le moindre signal d'alarme ni aucune escouade lancée à ses trousses. Les barbares sur le bateau ennemi avaient l'air d'un calme olympien.

     Il se redressa et se pencha pour s'en persuader. L'horrible Minotaure était toujours de dos. Personne ne l'avait pris en chasse. Schekeresch émit un profond soupir de soulagement et s'assit contre l'un des tonneaux. Pendant qu'il s'essuyait le front couvert de gouttes de sueur du revers de la main, il déversa un flot de jurons blasphématoires qui produisirent chez lui un effet apaisant. Rien de tel qu'une longue ribambelle de grossièretés bien salaces pour expulser toute l'anxiété accumulée !

     Quelle serait la prochaine étape à présent ?

 

*****     *****     *****

 

    Les Barons parachevaient leur carnage de façon anarchique.

     Archélaos, Gorgo et Slask comptaient parmi ceux qui avaient éliminé un maximum d’esclaves en un laps de temps record. Rien qu’à eux trois, ils avaient déjà éliminé plus de la moitié de l’effectif des rameurs.

     Les autres Barons s’affairaient : ça bastonnait, ça martelait, ça cognait, ça étranglait, ça tranchait, ça jurait des infamies ; ça crachait, ça tailladait, ça dérouillait, ça hachait, ça castagnait, ça blasphémait des horreurs sur tous les dieux de l’Olympe réunis ; ça fracturait, ça trucidait, ça rigolait et ça hurlait, ça menaçait, ça étripaillait, ça insultait tout en remodelant le portrait ; et ça jouait avec des membres arrachés, et ça se lançait des viscères en pleine tronche pour exciter encore plus le goût du sang…

     A ce propos, l’un d’entre eux semblait avoir développé une inclination doctorale prononcée…

 

*****     *****     *****

 

     Par nature, Téghlaqxor était un homme curieux : curieux des diverses stratégies de combats, curieux des pratiques des autres civilisations, curieux vis-à-vis des diverses croyances religieuses. En somme, curieux de la vie en général. Il s'était agenouillé près d’un esclave lambda qui gisait au sol. Ses mains sales étaient enfouies à l’intérieur du vendre du cadavre.

     Avec méthode et une certaine méticulosité, il s’ingéniait à le dépecer afin d’en étudier le contenu.

     Il retira en premier un long boyau qu'il déroula et déroula encore. Boyau à la consistance étrange, à la fois malléable et ferme au toucher. Une espèce de grosse saucisse interminable qu'il laissa en plan après l'avoir examinée sous toutes les coutures.

     Son œil fut attiré ensuite par une masse volumineuse d'un rouge brun qu’il soupesa et palpa. Compacte, lisse et brillante. Il en croqua un bout qu'il recracha aussitôt – infâme ! – et jeta le reste par-dessus son épaule.

     Il poursuivit ses investigations et arracha une poche en forme de J majuscule, gorgée d'un liquide acide qui se vida entre ses mains et lui laissa une sensation de brûlure. Il s'en débarrassa aussitôt.

     Il cassa une par une les côtes qui lui barraient le passage pour atteindre deux grandes masses spongieuses et élastiques qu'il renifla l'une après l'autre à la façon d'un chien.

     Il se questionnait à propos de l'utilité réelle de ces éléments dans le corps de ce démon noir, tout comme toutes les autres étrangetés qu'il en avait déjà extirpées !?! Très certainement à rien. Les Dieux avaient créé les esclaves et les avaient remplis de gélatine et de saucisses géantes. Un peu comme des porcs en fait ! Les esclaves ne seraient-ils donc que de simples cochons qui marchaient sur deux pattes et non pas sur quatre ?

     Il extirpa enfin le palpitant[1] – encore tiède. Les anciens prétendaient qu’il s’agissait là du siège de l’âme. Quelle couillonnade : les Dieux n’auraient jamais offert une âme à des sous-humains !

     Il admira cet organe musculaire creux qu’il pressa entre ses deux paluches. Les parois créaient des frottements et des vibrations qui émettaient un long sifflement aigu. Il relâcha la pression, l’organe se gonfla d’air ; il appuya à nouveau dessus et le bruit retentit encore. Son visage au large front avec les cheveux en queue de cheval s'illumina d'un large sourire au plaisir enfantin. Cela l’amusa beaucoup : il reproduisit le geste encore et encore.

     En dernier lieu, il se pencha sur la boîte crânienne qu'il voulut ouvrir à mains nues. Or, dans la précipitation, il avait oublié ses instruments sur le navire. Il entreprit de passer par la béance buccale : il arracha la langue d'un coup sec, écarta avec les doigts et se pencha pour distinguer l’intérieur. Comme il n'y apercevait rien, la déception se mêla à la rage ; il saisit la tête du cadavre et la claqua avec violence contre le sol. Une première fois. Puis une deuxième fois. La troisième fois plus fort encore. Comme rien ne s'extirpait de cette tête sans vie, il serra les poings et se mit à cogner et cogner encore jusqu'à ce que ses phalanges le fassent souffrir et que le visage du défunt ne fut plus qu'un chancre tuméfié.

     Aucun doute possible, la tête des sous-humains était creuse et vide.

     En effet, Téghlaqxor était un homme curieux, curieux de mieux connaître l'âme humaine – même si cela impliquait qu'il dût disséquer plusieurs êtres humains pour bien la comprendre. Ce disciple brouillon d’Hippocrate n'avait pas l'intention de lâcher l'affaire : il poursuivrait ses investigations coûte que coûte…

 

*****     *****     *****

 

     Une bonne vingtaine de rameurs – peut-être plus (?) – s’était précipité dans les eaux claires de la mer Tyrrhénienne où ils avaient péri. Leurs corps avaient été aspirés par plusieurs déferlantes successives et avaient disparu dans les profondeurs insondables.

     La quinzaine de survivants tremblait de tous ses membres face à la menace barbare.

     Ces derniers, zygites et thalamites confondus, avaient reculés jusqu’à se retrouver encerclés par les pirates. Serrés les uns contre les autres, les yeux fixés au sol, ils étaient pris au piège. Plus aucun moyen de s’échapper. Ils étaient faits comme des rats.

     Certains avaient agrippé le poignet de leur voisin ; d’autres avaient empoigné l’épaule d’un comparse ; quelques-uns comprimaient leurs poings si forts que leurs phalanges blanchissaient. Dans une certaine mesure, sentir le contact de l’autre les rassurait ; ils se sentaient moins seuls vers cette agonie qu’ils supporteraient de manière communautaire et qui les emmènerait vers leur Au-Delà.

     Selon leurs diverses croyances (ils provenaient tous d’origine diverses autour du bassin méditerranéen), ils espéraient rejoindre le Pairi Daēsa, le Jardin au Souffle du Jour, les Iles Fortunées, les Champs d'Ialou ou les Champs Élyséens.

     Pourvu que leur mort fût rapide et sans douleur !

     Les Barons s’avancèrent – tous plus menaçants les uns que les autres.

     Au centre du groupe des rameurs, une voix toute frêle s’éleva.

     Chantons Poséidon,…

     Hésitant et discordant, ce filet quasi imperceptible commença à entonner les premières notes d’un hymne connu de tous.

     … le dieu puissant… le roi des mers…

     Une autre voix suivie rapidement d’une troisième se mêlèrent à une quatrième qui enchaînait :

     … Qui fait trembler la terre et la mer inféconde…

     Bientôt l’ensemble des esclaves repris en chœur avec beaucoup plus de puissance :

     Chantons Poséidon, le dieu puissant, le roi des mers

     Qui fait trembler la terre et la mer inféconde…

     Ils chantaient tous très faux mais avec fierté et dignité l’un des chants qu’ils avaient tous l’habitude de réciter dans un latin approximatif et de manière phonétique (car ils ne parlaient pas tous la même langue) lorsque le hortator imposait la cadence à suivre.

     Poséidon, vous avez reçu des Immortels

     Le double honneur de dompter les chevaux et de sauver les navires…

     Un hymne à la gloire du dieu Poséidon dont ils ne comprenaient pas un traite mot.

     Perplexes, les Barons marquèrent un temps d’arrêt.

     La quinzaine d’esclaves continuaient d’entonner :

     Salut ô Poséidon, dieu fortuné à la chevelure azurée

     Que votre cœur bienveillant secoure les marins[2]

     Les rameurs avaient redressé la tête et défiaient maintenant du regard les Barons.

     Après ce court moment d’étonnement, les pirates se ruèrent sur eux.

     Les rameurs se donnèrent la main avant de s’écrouler les uns après les autres le crâne amoché par les coups de poings ou les coups de bâtons ou transpercés par la lame des épées comme de vulgaires appâts sur un hameçon. L’ennemi avait eu raison d’eux.

 

*****     *****     *****

 

     Depuis son point de vue, Schekeresch balayait du regard l'environnement proche : des cadavres tout autour de lui, quelques amphores, des tonneaux, d'autres cadavres disséminés en mer, encore d'autres tonneaux qui flottaient alentour…

      Son œil fut attiré en particulier par l'un d'entre eux. Une forme inhabituelle semblait greffée dessus. Il fronça les sourcils pour accommoder sa vision : il crut en effet apercevoir une forme humaine accrochée à ce tonneau. Un jeune garçon fort probablement.

     Admiratif, il prit conscience de toute l’ingéniosité du concept.

     Derrière lui s'empilaient trois tonneaux.

     Mais saurait-il vaincre sa phobie de l'eau ?

   Tout se déroula aussi vite que les bras courtauds et les jambes raccourcies du hortator pussent se mouvoir : il avait déjà repéré le tonneau qu'il lui fallait : évidé et dépourvu de couvercle.

     D'un coup d'épaule, il le renversa et le roula jusqu’au bord du navire.

     Il se glissa alors à l’intérieur, s'assit en tailleur et s'y cala du mieux qu'il put.

     De tout son poids, il fit basculer le récipient cylindrique dans le vide.

     Dans la chute, le tonneau rebondit une première fois contre la coque du navire et partit tout de suite en vrille. Projeté avec une force inouïe, le passager en transit ne parvenait plus à contrôler les mouvements de sa tête ; celle-ci était projetée de droite et de gauche et claquait de toute part contre les planches de bois. Ses coudes et ses genoux cognaient contre les parois qui lui râpaient les chairs. Schekeresch avait perdu toute notion de haut, de bas, de bâbord, de tribord, de nord et de sud, de ciel et de mer. Doté d'un instinct de survie opiniâtre, il tiendrait bon jusqu'au bout quoi qu'il lui en coûtât.

     Le tonneau heurta une seconde fois la birème. L'un des feuillards de châtaigner explosa sous le choc et l'une des douelles se fissura.

     Cette chute lui paraissait interminable : Schekeresch crispait les paupières, sa tête lui faisait souffrir le martyr, il ne résisterait plus très longtemps.

     Le tonneau ricocha par deux fois sur la surface aqueuse avant de se stabiliser.

     Schekeresch ouvrit un œil avec prudence puis le second avec tout autant de précaution. Ses iris roulèrent et scrutèrent tout autour de lui l'intérieur de son embarcation de fortune. Il se toucha le torse, les jambes, les pieds et la tête aussi. Il était sonné : la tête ensanglantée, les coudes meurtris, les genoux écorchés à vif et l'estomac complètement retourné. Le tangage incessant l'obligeait à refouler ses haut-le-cœur.

     Par tous les Dieux Maures réunis, il était bel et bien en vie ! Il avait survécu ! Il ne savait pas comment un tel miracle avait pu se produire. Dès son retour sur la terre ferme, il se promettait de prendre le temps nécessaire pour remercier comme il se devait l'un après l'autre le dieu Bonchor, les deux déesses Varsissima et Vihinam ainsi que les dieux Macurgum, Mati… Mati… ? Mati-quoi ? Quel idiot ! Après tant d'années à côtoyer des marins grecs et romains, il en avait oublié le nom des autres dieux libyques. Au moment d'ouvrir la bouche dans le but de pester contre lui-même, il dégobilla des glaires épaisses. Même s'il ne voyait pas l'eau qui le terrifiait, le pouvoir de l'esprit avait pris le dessus.

     Soudain, il prit conscience que ses pieds et ses chevilles étaient mouillés...

 

*****     *****     *****

 

     Perdu dans ses expérimentations morbides, Téghlaqxor n’avait pas dénié bouger d’un pouce. A peine si le chant avait passé la barrière de sa perception.

 

     Las, Gorgo et Slask avaient préféré laisser ces rebuts d'humains à leurs compagnons d'armes. Entendre cette mélopée avait été au dessus de leurs forces !

 

     Quant à Archélaos, il avait embroché le dernier survivant toute dent dehors dans un éclatant sourire ravageur.

 

     Les pirates avaient réalisé là une de leur plus belle boucherie.

     Une hécatombe.

 

*****     *****     *****

 

     Le récipient précaire dans lequel Schekeresch s'était échappé commençait à se remplir d’eau…

     Dans sa chute, le tonneau avait subit deux violents chocs et s'était ébréché.

     A présent, il s’enfonçait petit à petit dans la mer.

     Impossible pour le passager de localiser la brèche et de la colmater avec sa main.

     De l'eau ! Il y avait de l'eau. De l'eau partout !

     Son cœur se mit à battre très fort au point de rompre sa poitrine ; sa cage thoracique lui faisait mal à cause de ce cœur qui cognait ; il avait la sensation de s'étouffer. Sa vision se brouillait, tout tanguait, les images devenaient floues, des flashs irréels zébraient ses pupilles.

     Il crèverait comme il devait crever : seul.

     Seul dans cette boîte pourrie : ce tonneau serait son cercueil.

     Seul au beau milieu de la mer tyrrhénienne : l'eau salée serait son linceul.

     Schekeresch se mit à hurler de toutes ses forces.

 

 

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[1] Dans l'ordre : intestin, foie, estomac, poumons et cœur.

[2] Adaptation d’un extrait des hymnes homériques rédigés entre le VIIe s. av. J.-C. et le IVe siècle de notre ère

(traduction de Leconte de Lisle - 1893)

 

Rédigé par Jérémy STORM

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