CHAPITRE I : LES BARONS / 13. PANIQUE

Publié le 18 Septembre 2015

     Le bruit métallique s’était intensifié jusqu’à se transformer en une armée de piétinement qui dégringolait les escaliers.

 

     Les esclaves s’échangeaient des regards paniqués : leurs pires cauchemars se réalisaient : les pilleurs descendaient fouiller les cales…

     Et les rameurs encombraient leur passage.

 

     Tapi dans l'ombre de ces géants sans cervelles, Schekeresch transpirait à grosses gouttes. Les premières lignes de cette bande de chiffes molles seraient réduites en charpie en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire et cela ne lui laissait que peu de répit pour mettre au point un stratagème infaillible de survie.

     Il se massait les tempes avec une vigueur d'enragé dans l'espoir qu'une idée concrète naitrait dans l'urgence. Au fur et à mesure que ses cogitations avançaient, il recula en même temps de quelques pas.

 

   La masse des esclaves s'était resserrée autour de lui comme dans un étau. Sa tête bourdonnait : elle tournait de droite et de gauche en même temps que ses pupilles tournaient en de grands mouvements oculaires. Mieux valait laisser le plus d'espace possible entre les barbares et sa petite personne : son corps se déplaça de plusieurs pas loin de la menace.

 

   Il sentait la rugosité des peaux qui s'écrasaient contre son visage, la moiteur des épidermes qui imprégnait ses narines, les souffles chauds qui s'accéléraient sur son crâne chauve, les callosités des pieds de ceux qui lui marchaient sur les orteils, les muscles superficiels qui frissonnaient et se contractaient contre son torse. Et surtout il sentait une odeur très particulière, une odeur âcre, piquante, une odeur de musc aux accents métalliques caractéristiques : l'odeur de la panique. Sans s'en rendre compte, emporté par le mouvement de foule, Schekeresch effectua encore quelques pas en arrière.

 

   Une ébauche de plan d'action commençait à naître et à se façonner dans son esprit surexcité : il devait compter sur un atout majeur : sa petite taille. Les idées les plus insolites lui traversèrent alors la tête… Ainsi, dès lors que les premiers futurs cadavres seraient étendus au sol, il courrait se faufiler jusqu'à eux et se glisserait sous eux sans éveiller le moindre soupçon. Idée stupide qu'il rejeta aussitôt : ces colosses pesaient au moins le double de son poids – si ce n'était plus !, parfois même jusqu'au triple ! Il aurait été bien incapable d'en soulever un seul avec sa force réduite. Et si tel avait été le cas, une fois embusqué sous ces corps inertes, impossible de déterminer le temps qu'il aurait dû y rester. Peut-être aurait-il pu périr étouffé ? Quant à simuler sa propre mort, cela lui paraissait bien trop risqué. Il recula d'un pas encore. Puis d'un autre pas jusqu'à ce que…

 

     … Jusqu'à ce que son talon rencontra la cloison en bois du pont inférieur.

     Il fit volte face pour constater la véracité de ses craintes : plaqué contre une paroi sans issue, cerné par une muraille de corps puants qui ne tarderaient pas à être décimés les uns après les autres, Schekeresch était pris au piège sans aucun moyen de s'échapper.

 

*****      *****      *****

 

     Le bruit métallique avait stoppé net. Archélaos brandissait d'ores et déjà son épée.

     Le brouhaha produit par les claquements de pieds des barbares avait cessé.

     Les Barons, menés par un trio insolite, avaient investi le pont inférieur.

     Le groupe des esclaves était tétanisé par l'effroi.

 

     Dans un sourire resplendissant, Archélaos remit en place une des mèches rebelles de sa crinière blonde et planta son épée dans le pied d’un rameur à la peau noire qui se tenait à proximité des marches. Ce dernier hoqueta de douleur. Le regard fixe d'un serpent impavide, Gorgo lui administra à son tour un coup de coude dans le bas ventre. Le rameur à la peau noire se plia en deux. Dans l'euphorie, Slask lui asséna un uppercut du droit dans la mâchoire. Le crâne du pauvre homme alla se fracasser contre la cloison. Archélaos retira son épée et en lécha le sang sur la pointe. Le rameur à la peau noire s'écroula au sol. Slask le roua de plusieurs coups de pieds. L'homme avait déjà rendu son dernier souffle. Gorgo s'agenouilla, rapprocha son visage de celui du défunt, y déposa un baiser sur le front et enfonça ses deux pouces dans ses orbites. Sa façon à lui de clore les paupières.

 

     Dès que Gorgo se fut redressé, Archélaos donna la charge.

     Les Barons ne perdirent pas de temps en vains discours : Archélaos brandit sa lame ensanglantée et coupa une tête à proximité ; Gorgo saisit l’un des rameurs et lui tordit le cou à mains nues pendant que Slask s’acharnait sur deux autres gaillards tout en jurant dans sa langue gutturale et néanmoins, d'un exotisme expressif.

 

*****      *****      *****

 

     Les esclaves assistaient – impuissants – à ces exécutions successives qui sonnaient leur mort imminente. D’abord pétrifiés, un battement de paupière après, la panique devint incontrôlable. Une débandade chaotique : tous les esclaves se mirent qui à beugler, qui à hurler, qui à glapir, qui à sangloter, qui à s’époumoner, qui à courir dans tous les sens. Tous voulaient s’échapper de là…

 

 

     Quelques hommes éparpillés au sein du groupe s’étaient déjà jetés à genoux. Les mains jointes en prière, ils mendiaient la pitié dans leur langue maternelle à grands renforts d'appels à leurs dieux respectifs. Un charabia hermétique qui laissa de glace leurs assaillants. Ils furent décapités.

 

     De manière concrète, trois uniques possibilités se présentaient à eux : les escaliers qui menaient au pont supérieur (escaliers gardés par deux costauds aux gueules ravinées), l'immensité marine dans laquelle se jeter (encore fallait-il savoir se mouvoir dans cet élément) ou… affronter l'ennemi et mourir sur place en homme brave et vertueux.

 

     La terreur panique qui avait envahi les veines de certains rameurs les avaient paralysé sur place. Ils auraient voulu reculer plus loin encore au point de se fondre dans le décor tel un caméléon ou d’y être absorbés pour disparaître de là. Plusieurs Barons se chargèrent de les éventrer.

 

     Quelques hommes vaillants s’emparèrent de divers ustensiles - un cordage, un bout de rame, un morceau de bois – oups ! un bras ! – afin de constituer un armement basique primaire et ainsi faire face à l’ennemi. Ils ne résistèrent pas longtemps et furent saignés à blanc.

 

     La plupart des esclaves épouvantés par la seule idée de se faire tuer sans vergogne se précipitèrent d'une manière inconsciente à travers le trou béant de la coque où ils se noyèrent dans un plouf lamentable.

 

     Quelques-uns cependant ne coulèrent pas à pic et parvinrent à remonter jusqu'à la surface. Ils s'agitaient avec la seule énergie du désespoir en d’inutiles mouvements qui les épuisaient. Ils brayaient du plus profond de leurs âmes, des cris déchirants de douleur, avalaient une rasade d’eau saline, disparaissaient sous une vague, tourbillonnaient à en perdre les sens, agitaient leurs membres pour revenir à la surface, aspiraient une énorme gorgée d’air qui devenaient une autre tasse d’eau saline, ils s’étouffaient, recrachaient, s'égosillaient à nouveau, étaient emportés à nouveau par le courant, vrillaient sous l’eau, se débattaient encore. Plus ils luttaient pour résister et demeurer en vie, plus vite leurs forces s’affaiblissaient. Une vague plus violente que les autres eut tôt fait de les engloutir à tout jamais vers les insondables abysses.

 

     Trois esclaves, dont la vivacité d’esprit dépassait largement l’entendement général, hésitaient : devaient-ils attendre passivement que le jugement final leur soit délivré à la pointe de l’épée ? ; ou la strangulation qu’infligeait ce monstre sado-maniaco-dépressif serait-elle préférable ? ; ou au contraire fallait-il suivre l’opinion collective et s’élancer éperdument dans les eaux froides et insondables de cette étendue mystérieuse ? Ou la lame du grand blond qui traversait de part en part s'avérait-elle plus radicale ? Le choix s’avérait délicat pour des cerveaux au potentiel si développé. Courir, sauter ou rester planté là ? – si bien que leur indécision en faisait des cibles idéales pour des pirates assoiffés de tueries faciles.

 

     Archélaos transperça la gorge du premier. Celui-ci porta les mains à son cou dans un réflexe primaire sans pour autant pouvoir contenir les gerbes de sang qui en jaillissait. Il s'effondra à genoux et reçu un coup de pommeau sur le crâne.

   Le deuxième croisa le regard fixe et hypnotique de Gorgo dont il ne put se détacher. Gorgo le saisit par le cou, il serra sa poigne. Lorsque le rameur fut à la limite de l'apoplexie, il lui enfonça son index et son majeur dans ses orbites oculaires.

     Pour le dernier en particulier, le dilemme s’avérait si ardu qu’il s’en tapait la tête contre le mur jusqu’au sang. Un énième coup l’assomma et ce, d'une manière définitive.

 

*****      *****      *****

 

     Au cœur du tumulte, Schekeresch imitait la technique du hérisson, c’est-à-dire qu’il s’était recroquevillé en boule sur lui-même contre une paroi brinquebalante à l’extrême opposé de l’escalier par lequel les Barons avait surgi. Il savait qu’il ne pourrait pas demeurer bien longtemps dans cette position ; sa sentence tomberait tôt au tard.

 

     Il maugréait entre ses dents et cognait ses petits poings avec rage contre le sol : il allait crever ! Cela ne faisait plus aucun doute : il allait crever ici, crever sur cette galère pourrie, crever comme un vulgaire cochon qu’on éventre, crever parmi ces bons-à-rien d’esclaves, crever au beau milieu de nulle part, crever dans une mer sans fond et y disparaître à tout jamais. Quelle mort lamentable ! Pire, une mort déshonorante. Lui qui souhaitait se hisser aux plus hauts sommets de la nobilitas, ou dans le pire des cas, devenir capitaine d’une birème sous le vent frais du large et la morsure brûlante du soleil – ou tout du moins matelot sur le pont. Tous ses projets ambitieux étaient foutus.

     Cette fin misérable n’était pas digne de lui.

 

     En outre, son esprit logique se voyait perturbé par tout ce raffut. Impossible de raisonner. Il se devait d’analyser la situation de toute urgence.

 

    D’un, jamais il ne prendrait le risque de sauter dans la mer. Même s'il avait eu un radeau de secours, il craignait plus que tout cette étendue imprévisible. Il fallait être fou pour vouloir défier les dieux de la mer et mourir noyé. Le corps se remplissait d’eau jusqu’à l’étouffement ultime. Le temps devait être long et la souffrance, insoutenable. De deux, il ne se laisserait pas exécuter comme cette bande d’imbéciles heureux ; il tenterait de sauver sa peau coûte que coûte. De trois, il savait qu'il devait miser sur sa taille…

 

     Le fil de sa pensée fut soudain interrompu par un corps inerte qui s’effondra à une paume de son visage. Schekeresch ne reconnut pas le cadavre car de son angle de vue, il ne voyait qu’une masse noire. Toutefois vu la puanteur qu’il dégageait, il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait là d’un des rameurs.

 

     Sa respiration se coupa, son angoisse monta en flèche, son cœur cognait dans sa poitrine.

Il leva les yeux…

 

     … Face à lui se dressait un cyclope.

 

*****      *****      *****

 

     Slask le balafré se frayait un chemin à travers le groupe des esclaves.

     Il frappait dans le tas à l’aveugle : tous ceux qui passaient à portée de bras, il les empoignait, les brisait en deux, les disloquait, les démantibulait, les broyait, les fracassait, les réduisait en charpie, les pulvérisait.

     Le tout à mains nues. Sans avoir recours à la moindre arme blanche.

     Slask ne craignait pas de recevoir les coups et savait les rendre avec une force surpuissante. Or tous ces disciples d'Hercule qui avaient musclés leurs biceps à coups de rames durant de nombreux convois à travers les mers n’étaient qu’une bande de mauviettes bien incapable de donner la moindre chiquenaude.

 

    Gorgo s’approcha d’un balèze avec une carrure comparable à la sienne ; celui-ci tomba à genoux en larmes et s’accrocha à sa jambe tel un parasite. Gorgo marqua un temps d’arrêt ; il inclina sa tête d’un côté puis de l’autre avant de saisir le crâne de l’homme entre ses deux mains. Il le regarda au fond des yeux avant de déposer ses lèvres sur ce front basané qu’il lécha de sa langue bifide. Il savoura ce goût âcre et salé de la sueur entremêlé à celui des larmes.

     Les sanglots du balèze s’apaisaient. Il se sentait compris par cet inconnu, presque rassuré. L’étincelle de vie brillait au fond de ses prunelles et il se mit à esquisser un sourire.

     Gorgo lui décrocha un coup de genou dans le menton. Le gars ne se releva pas.

 

     Le suivant hurlait déjà à la mort. Gorgo ne se fit pas prier : il glissa ses énormes paluches dans la bouche du gueulard et commença à écarter les mâchoires jusqu’à les entendre craquer. L’homme horrifié à la mandibule pendante se releva et avança sans voir où il se dirigeait. Gorgo l’observa se précipiter de lui-même dans la mer.

     Impassible, Gorgo repéra les prochaines proies qui subiraient son courroux reptilien…

 

    Archélaos poursuivait son œuvre à la pointe de l’épée : trancher, embrocher, denteler, perforer, taillader, déchiqueter, décapiter. Il enchaînait les coups techniques offensifs avec une facilité enfantine sauf que les hommes en face de lui ne répondaient pas ! Ils réagissaient à peine : un haut-le-corps voire un tressaillement, parfois quelques gémissement. Dans l’ensemble, ses adversaires malgré une carrure imposante se laissaient tuer avec une facilité déconcertante. Et Archélaos ne tiraient aucun plaisir à cette absence de résistance.

     Il poursuivit son œuvre de décimation comme une punition céleste qui lui incombait.

 

*****      *****      *****

 

     Un cyclope ?

 

     Schekeresch cligna des yeux plusieurs fois de suite tout en restant immobile.

     Après insistance, il discernait mieux la face du géant. Un menton en galoche, une mâchoire béante disloquée, un nez cassé aux narines disproportionnées, un unique œil valide, l’autre avait été énucléé de sa cavité. Une gueule déformée qui portait les stigmates de batailles acharnées et féroces.

 

     Le cyclope l’observait de haut avec une certaine curiosité. Peut-être se demandait-il s’il s’agissait d’un enfant anormalement vieux ou d’une créature divine anormalement petite procréée par un monstre hideux caché quelque part sur le navire. Peut-être se questionnait-il sur la raison pour laquelle cet enfant-créature ou cette créature-enfant se cachait en fond de cale d’un navire de commerce. Ce monstre en miniature respirait-il encore ? Convenait-il aux dieux de s’en débarrasser… ou pas ?

 

     Or la réflexion d’un barbare n’excède jamais le passage d’une étoile filante dans le ciel si bien que le cyclope ne s’éternisa pas en longues conjectures. Il empoigna son gourdin dont l’extrémité contondante était munie de quatre ailettes pour pulvériser cette erreur de la nature.

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Rédigé par Jérémy STORM

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