Chapitre I : LES BARONS / 3. Sur le Pont de la Birème

Publié le 12 Mars 2015

    Slask émit un grognement rauque terrifiant suivi de plusieurs syllabes dans son dialecte slave que ses congénères interprétèrent comme un avertissement s’ils osaient lui barrer le passage. Les Barons s’écartèrent donc pour laisser passer le colosse haut de sept pieds[1]. Celui-ci avança d’un pas lourd jusqu’à la proue du navire, saisit des deux mains le mât incliné et dans un mouvement de balancier, projeta sa masse sur le pont de la birème. Il tomba sur les genoux, poings au sol. Avec une grande lenteur – comme au ralenti – il se redressa et déploya son corps musculeux.

 

    Gorgo et Archélaos rejoignirent le molosse et se postèrent à ses côtés. Le premier faisait craquer une par une les phalanges de ses doigts alors que le soleil étincelait dans l’épée recourbée du second. Slask continuait à déclamer une sorte de sermon dont les sonorités gutturales vibraient comme un arrêt de mort. Tous trois contemplaient les naufragés avec dédain et supériorité.

 

    Face à ce trio insolite de barbares– un géant, un tatoué et la matérialisation d'Apollon – la peur tétanisa l'ensemble de l'équipage sur le pont.

 

    Les huit matelots attelés aux manœuvres demeuraient figés, leurs doigts cramponnés à ce qu'ils pouvaient agripper de solide, qui au gouvernail, qui à la voile, qui au mât, comme pour les rassurer, sentir la vie couler en eux, le sang battre dans leurs tempes. Le maître d’équipage jetait un regard désespéré à l'officier en second dont les yeux adressaient un signal d’alerte mêlé de terreur en direction du magister, qui suppliait du regard les épibates[2] pour qu'ils garantissent leur protection.

***   ***   ***

    Les épibates, une élite formée pour les combats au corps à corps à l'abordage se composait de sept hoplites[3]. Des combattants surentraînés qui en imposaient de par leur cuirasse en bronze, de par leur casque corinthien doté d'un nasal, de couvre-joues fixes et d'un couvre-nuque, de par leur cnémide[4] en feuilles de bronze, mais surtout de par leur lourd armement : une lance, une épée courte et un bouclier.

hoplite armé

hoplite armé

 Or, en ce jour particulier, ils avaient revêtu leurs parures de luxe pour célébrer un succès quelconque ou une victoire anodine. Une parure composée d'une tunique à manche ornée de gemmes avec des colliers d'or et d'une robe pourpre brochée d'or. Boucliers et lances semblaient avoir été entreposés – et oubliés ! – dans un recoin enfoui du navire.

    Au vu de la menace, ils saisirent leurs épées, prêts à livrer bataille. Pourtant un œil averti aurait pu déceler de légères défaillances dans la stabilité de chacun des fantassins : l'épée leur pesait, le port était hésitant, le poignet fébrile, le bras vacillant, les jambes tremblantes, la garde maladroite. On ne répétera jamais assez que l'abus de vin d'Hellade entraîne un état d'euphorie prononcé et induit une diminution certaine de la vigilance.

***   ***   ***

    Fait exceptionnel, l'équipage comptait à son bord six voyageurs qui rejoignaient Syracuse en Sicile. Phidias, un très vieux et fortuné fermier qui avait atteint l’âge honorable de 47 ans sans aucune maladie grave – il voyageait seul ; ainsi qu'une famille avec trois enfants dont Aspasie, une jolie brunette d’âge nubile.

 

    Colotès, le pater familias, se tenait droit, les bras en croix, empli d'un courage indomptable. Il faisait barrage du mieux qu'il le pouvait de son corps aussi maigrelet qu'un clou en fer. Il protégeait son épouse Rhodopis – dont la circonférence représentait cinq à six fois le gabarit de son mari. Celle-ci serrait très fort contre ses hanches dodues leurs deux jeunes fils.Or les garçons se rendaient à peine compte de la présence d'un danger éventuel ; ils gémissaient et se tortillaient dans tous les sens afin de se libérer de l'étreinte maternelle si bien que Rhodopis redoublait d'efforts pour les calmer.

    Le couple jetait des regards inquiets en direction des fantassins. Entraînés comme ils l'étaient, robustes comme ils l'étaient, expérimentés comme ils l'étaient, il paraissait incontestable qu'ils se battraient jusqu'à ce que mort s'en suive pour sauver d'innocents voyageurs des griffes des sanguinaires barbares. Ce corps d'armée d'élite à la renommée grandissante ne faillirait pas à la tâche. Rhodopis et Colotès en étaient persuadés et mettaient leurs vies – ainsi que celles de leurs enfants chéris-adorés-d'amour – entre leurs mains. A ce propos d'ailleurs, où se trouvait leur fille, Aspasie ?

 

    L'insouciante Aspasie[5] ne conceptualisait pas la probabilité d'un risque. D'une main, elle tenait son flacon en onyx ; de l'autre, elle poursuivit l’application méticuleuse du telinum[6] – un parfum très en vogue à Rome – sur sa peau d'une blancheur sépulcrale.

flacons de parfum

flacons de parfum

 

       La plupart de son temps, elle l'avait passé contre le mât central en train de pester contre tout et contre tous. Elle détestait ce bateau tout pourri ; elle détestait tous ces péquenots plus laids les uns que les autres qui l'entouraient ; elle détestait les fantassins qui braillaient et qui s’enivraient et qui braillaient de plus belle encore plus fort ; elle détestait ce voyage qui l’emmenait vers nulle part à la rencontre d’un inconnu qui deviendrait son époux ; elle détestait déjà son futur époux ; et par-dessus tout, elle détestait ses parents, elle les haïssait du plus profond d’elle-même. Elles les imaginaient brûler dans le feu liquide du fleuve Phlégéthon ou en train de subir les plus terribles tortures physiques au fin fond du Tartare. Mais en jeune fille bien éduquée de la classe patricienne, elle se contentait de faire la moue sans n’en rien montrer et continuait à se parfumer.

 

    Appuyée contre le mât, Aspasie s’émerveillait face à ces métèques si différents les uns des autres : un gros rustre costaud avec une cicatrice gigantesque qui psalmodiait des prières mystiques à son dieu des cavernes, un autre gros rustre tout en muscles peinturluré de tatouages de guerre qui beuglait et le troisième, le sosie d’Apollon, dégageait un charme qui ne la laissait guère insensible. Elle n’avait jamais vu autant de variété d’individus mâles d'un seul coup… à part au sein des arènes, lors des jeux du cirque. Elle considérait cette animation inattendue comme un grand divertissement très bienvenu car elle s’ennuyait à mourir. Et son regard ne se détachait pas de ce grand gladiateur à la longue chevelure blonde qui ondulait au gré du vent marin.

***   ***   ***

    Soudain un cri jaillit parmi l’équipage : « Les Barons de Xytrios ! », suivi l’instant d’après par un second émis par Phidias : « Ils vont tous nous tuer ! » Ces mots eurent un impact immédiat : ils générèrent le début d’une débâcle générale. Tous se mirent à courir, et crier, et glapir, et se bousculer dans un vaste tumulte et dans la plus grande confusion. Mais où se réfugier pour échapper aux terribles barbares ? Comment se sauver d’une birème en train de sombrer ? Comment fuir au beau milieu de l’immensité marine ? Poséidon leur viendrait-il en aide s'ils sautaient en dernier recours dans l'eau ? Et surtout comment rejoindre la terre ferme ? Comment flotter en surface sans couler à pic ? Comment survivre ?

 

    Ce genre d'interrogations existentielles n'effleura pas un seul instant l'esprit de Slask ; il se tenait prêt à charger dans le tas tel un taureau fou sur un simple signe de Xytrios. Gorgo avançait sans objectif précis ; les serpents dans son dos semblaient s'animer à chacun des ses pas. Quant à Archélaos, il admirait son reflet dans la lame-miroir de son kopis : il humecta son index avec un peu de salive, lissa ses sourcils puis remit une de ses mèches en place.

 

    Face à cette cohue désordonnée, Aspasie imita la majorité. Elle pressa son flacon de parfum contre sa poitrine et accéléra le rythme de ses pas sans véritable conviction. Elle suivait le mouvement général : une vingtaine de pas d'un côté, une dizaine d'un autre, plusieurs pas en arrière ; sa tête tournait de droite et de gauche. Dans l'agitation, elle en avait totalement oublié et ses parents et ses deux frères…

 


[1] Environ 2,10m

[2] Soldats d'infanterie de marine embarqué sur les navires de guerre pour les combats à l'abordage

[3] Fantassin grec

[4] Protège-tibias, jambière

[5] Référence à Aspasie née à Milet (en Asie mineure) vers -470 et décédée vers -400

Aspasie était une hétaïre grecque (prostituée de haut rang dans la Grèce antique) et fut la compagne de Périclès. Courtisane cultivée, elle s'attira le respect de la plupart des grands hommes de son temps, en premier lieu Périclès ou encore Socrate, et acquit une grande influence sur la politique athénienne de son époque

[6] Parfum composé notamment d'huile d'olive fraîche, d'essence de cyprès, d'acore calame, de mélilot jaune, de fenugrec, de miel et de marjolaine.

Rédigé par Jérémy STORM

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