Chapitre I : LES BARONS / 2. A l’Abordage !

Publié le 28 Février 2015

    MAIN AU FRONT, le Minotaure observait avec attention le bâtiment mercantile qui voguait aux seules allures du largue, toute rame rentrée. A première vue, il s’agissait d’une birème[1] des plus communes en provenance des côtes celtibériques… ou carthaginoises… ou d'ailleurs.

    Au fur et à mesure qu’elle approchait, le doute n'était plus permis. Sa forme massive et son gréement – une unique grande voile carrée – ne trompaient pas. La galère d'origine phénicienne (?) ou perse (?) ou grecque (?) – Xytrios s’en moquait autant que ses premiers larcins – faisait route vers un lieu quelconque de l’Extrême-Orient – lieu qui l'indifférait au plus haut point à vrai dire – après avoir troqué des étoffes ou des encens ou des épices – ou un peu de tout ça, cela n'avait aucune espèce d'importance de toute façon – contre l’or et l’argent des territoires celtibériques ou carthaginois. Les origines du pourquoi et du comment lui importaient peu. Seul comptait le butin que transportait cette birème : de l'or et de l'argent assurément. Une cargaison plus qu'alléchante. Hermès, le dieu des voleurs, se montrait généreux en cette période : il offrait aux Barons une proie facile. Quant à l’équipage d'un tel navire, il se limitait en général à moins d'une centaine de rameurs – des esclaves faciles à effrayer ; à une dizaine de soldats armés – qui ne résisteraient pas longtemps face à sa horde de brutes exterminateurs – et à quelques voyageurs fortunés qui ne demandaient qu’à être dépouillés. Sans oublier les matelots dévolus aux manœuvres du bateau : dix… ou huit ? Peut-être moins. De braves gars à ne pas en douter… avec une femme éplorée qui les attendait sur le quai du port, peut-être aussi avec quelques mouflets à nourrir ; de braves gars c'est vrai mais de braves gars qui seraient éliminés au cours de la bataille. Des dommages collatéraux en somme.

    Xytrios caressait les poils drus de son menton avec une certaine satisfaction, fier de son prochain carnage.

    « Tous à vos postes, bande de chiens pouilleux. »

     Les pirates, aux aguets depuis que la birème avait été repérée, n'attendaient plus que l'ordre de Xytrios pour donner le branle. Les plus sanguins couraient en tous sens pour rejoindre leurs postes au plus vite au mépris de leurs compagnons qu'ils bousculaient sans vergogne. Ces jeunes impertinents s'agitaient tels des porcs affamés qui se ruent dans l'auge. Les vétérans connaissaient la routine et traînaient plus volontiers avant d’asservir leurs tâches ; ils laissaient se dissiper – feignant de l’ignorer – ce brusque vent de précipitation. Quelques hommes hissaient la grand voile à grand renfort de cris rauques tels des fauves en rut tandis que la majorité d’entre eux s’emparait des avirons.

birème

birème

Aux côtés de Xytrios, se dressait Archélaos, le bras droit du capitaine. D’un point de vue physique, tout les opposait : autant Xytrios impressionnait de par sa carrure de molosse à l’ossature massive, autant Archélaos exhibait un corps svelte à la musculature sèche. Les cheveux noirs hirsutes et courts du capitaine tranchaient avec la chevelure blonde comme les blés, longue et soyeuse de son second. Le visage brun du Minotaure marqué par le soleil et les affres du temps contrastait avec la blancheur et la peau lisse du jeune prodige. Le premier ressemblait à un ours velu mal léché alors que l’autre, imberbe et glabre, souriait à pleines dents.

    Un sourire enjôleur à la dentition parfaite auquel nombre de malheureux innocents avaient eu trop souvent tendance à se fier. Ils s'étaient imaginé qu'ils allaient être graciés : un visage aussi angélique que celui-là ne pouvait guère tuer ; ce fils d'Apollon ne pouvait guère les empaler sur son épée comme les autres victimes éparpillées alentour. Ils avaient scruté au fond du bleu profond de ses yeux l'étincelle de pitié qui aurait pu en émaner. Archélaos choisissait ce moment précis, cet instant où l'espoir renaît, pour les saigner à blanc : il plantait en un éclair la lame de son épée dans le gras de leur estomac puis la retirait avec lenteur. La stupeur se lisait encore dans leurs yeux alors que la vie les quittait.

     Archélaos était issu de la nobilitas, l’aristocratie civique bottiéenne. Ce jeune homme de bonne famille avait été initié dès l’âge de six ans au maniement des lames par son père. Il avait débuté avec le xiphos, une courte épée plutôt légère à la lame en bronze et à double tranchant. Il avait poursuivi son entraînement avec le glaive puis la spatha. Il s’était aussi exercé avec une sarisse, une longue lance utilisée par les phalanges macédoniennes mais avait abandonné cet instrument trop encombrant et très gênant lors des marches. L'épée qu'il lui convenait le mieux et qu'il maniait avec dextérité était le kopis, un glaive à lame courbe qui peut frapper d'estoc comme de taille. Une arme dont on s'en sert à la façon d'un fendoir, ce qui rend l'exercice encore plus barbare. Jamais il ne se séparait de son kopis accroché à son ceinturon et de sa sica[2] solidement lacée par la lanière de sa caliga[3] gauche.

kopis

kopis

Archélaos avait quitté le Royaume de Macédoine pour des raisons familiales obscures à l’aube de ses seize ans. Dès lors, il avait sillonné des territoires méconnus et avait vécu de menus larcins. Le malandrin avait progressé jusqu’en Thessalie et traversé les états grecs jusqu’à Corinthe. Il avait alors vendu ses services en tant que sicaire[4] aux plus offrants. Lors d'une échauffourée non loin du port qui l'avait opposé à neuf adversaires, il leur avait à tous trancher la gorge malgré les excès dionysiaques qui le rendaient incapable de marcher droit. Ainsi fut-il recruté par Xytrios qui avait amarré au port : il voyait en lui un digne successeur.

***   ***   ***

    « Gorgo, barre à tribord, ordonna Xytrios en pointant la galère de l’index. »

    Assis à la poupe du navire, Gorgo, le timonier maintenait la barre avec fermeté. Immobile comme une statue de marbre, le colosse fixait les futurs naufragés d’un regard haineux. Il braqua soudain sur la droite, dans le sens que lui indiquait le capitaine. Il aurait pu broyer le gouvernail d'une main comme un vulgaire roseau si, par un miracle instantané, celui-ci s’était mué en une victime potentielle de chair et de sang. Un perse qu’il aurait égorgé lentement… très lentement… et si fort qu’il aurait comme éclaté de l’intérieur. Il haïssait les perses – tous les perses – sans aucune exception.

     Un mélophore[5] zélé avait tué et sa mère et son grand frère sous ses propres yeux aux abords du marché au poisson. Tous trois avaient été interpellés par le fantassin qui avait prétendu avoir vu la mère voler deux poissons, une spécialité réservée aux plus riches. Une rixe avait éclaté entre le soldat et le grand frère dans laquelle la mère s’était interposée. L’enfant avait été incapable de les défendre du haut de ses cinq ans. Il avait eu beau frapper de ses petits poings la jambe du fantassin, ce dernier s’en était débarrassé d’une simple torgnole qui l’avait propulsé contre la paroi d’un étal tel un vulgaire sac d'épices.

     Quelques années plus tard, le jeune homme quittait Thèbes pour gagner Spartes puis Rome où il fut engagé comme gladiateur. Il s’entraîna au combat au Ludus Magnus, l’une des plus célèbres écoles. Son désir de vengeance le rongeait tant qu’il ne parvenait guère à la contenir. Il combattait avec une férocité compulsive et cognait avec une rage inégalée. Quand son arme lui était arrachée, il continuait le duel à mains nues jusqu'à étouffer son adversaire. Jamais il ne parvint à canaliser cette énergie dévastatrice si bien qu'après deux années de service, on lui demanda de quitter l’école. Ce fut durant cette période au Ludus Magnus qu’un condisciple habitué à tatouer les esclaves s’exerça sur la main droite de l’apprenti gladiateur : il y dessina une tête de serpent dont la gueule ouverte montrait des crocs ruisselant de venin, symbole de la haine qui l'habitait. Ce premier tatouage devint une sorte d’icône, un emblème.

     Au fil des années, de multiples tatouages de reptiles vinrent décorer ses chairs. Des serpents s'épanouissaient dans son dos, d'autres sur ses pectoraux, sur ses biceps, ses cuisses et ses mollets ce qui lui conférait une sorte de seconde protection épidermique. Sur son torse, une harpye, toutes ailes déployées, déchiquetait les restes d’un squelette humain – un perse évidemment ! Le corps long et cylindrique d’un naja s’enroulait tel un collier autour de son cou de taureau et sa tête en posture de combat déployait sa coiffe sur sa joue gauche. Un autre tatouage sur le mollet représentait un nid de reptiles qui étouffaient un bébé : le mythe d’Hercule enfant face aux serpents envoyés par sa belle-mère Héra. L'identification à cette espèce rampante l'obsédait à tel point que de sa mâchoire s’échappait une langue bifide, semblable à celle d'un serpent. Avait-il été mutilé ou s’était-lui-même infligé cette torture ? Personne ne le sait. Cette adoration pour les serpents rappelait à ses compagnons la grande figure mythique qu’est Méduse, la gorgone, à la chevelure entrelacée de serpents. Ceci expliquait la raison pour laquelle ils l'avaient affublé du surnom de Gorgo.

    Par-dessus tout, Gorgo prenait plaisir à torturer ses victimes avec une technique bien particulière qui n'appartenait qu'à lui. Une fois sa proie dans l'impossibilité de s'échapper, il serrait les doigts de plus en plus fort autour de son cou tout en l'observant droit dans les yeux jusqu'à voir l'ultime souffle de vie s'éteindre au fond de ses prunelles. Puis dans un rituel immuable, Gorgo l’embrassait sur le front. Cette coutume plutôt curieuse – et surtout areligieuse – lui avait valu la dénomination de "baiser du serpent" par l'ensemble des Barons. Dans cet acte résidait une part de superstition : l'énergie vitale censée flotter un bref instant après la mort de l'individu pourrait être transférée à un vivant tout proche. Gorgo l'aspirait donc au moyen de ce baiser pour assurer sa vitalité. Une autre part rendait grâce à Hadès de son appui indéfectible. Sur son bras droit d’ailleurs s’étalait le buste du maître des Enfers portant le casque qui le rend invisible.

    Gorgo se cambra pour abaisser le clavus[6] et en même temps le tourna légèrement en dedans afin d’effectuer un quart de tour à l’embarcation. Le navire des Barons s’orienta en direction du navire rempli de ces maudits Perses qui seraient les prochains à recevoir le doucereux baiser reptilien. Ses lèvres se lubrifièrent de salive suite à ses pensées vengeresses.

***   ***   ***

    « Accélérez la cadence, bande de viles sangliers pansus ! »

    Ucinius, un bonhomme trapu, chauve comme un œuf et aux oreilles pourvues d’énormes anneaux en or commença à donner la cadence des palades[7]. Il souffla tel un asthmatique dans l'aulos[8], un instrument dont l'élégante gracilité contrastait sérieusement avec sa bedaine rebondie.

Joueur d'aulos. 480 av. J.-C. Musée régional archéologique Antonio Salinas

Joueur d'aulos. 480 av. J.-C. Musée régional archéologique Antonio Salinas

    D’origine numide, cet obèse qui ne rechignait jamais sur un peu de nourriture avait rencontré Xytrios à Carthage lorsque ce dernier y avait fait escale. Le capitaine était à la recherche d’un cuisinier. Alors que rien ne le prédestinait à la piraterie, Ucinius fut engagé à bord. Ses talents culinaires s’étaient vite révélés désastreux : "il a voulu nous empoisonner" avait braillé l’équipage qui le menaça de le jeter par-dessus bord. Or vu l'impressionnante circonférence de son tour de taille, impossible de bouger cet éléphant d'un pouce – même en s'y mettant à plusieurs. Xytrios lui incomba alors la tâche ingrate de la cadence.

    Ucinius n’y connaissait rien en matière de musique, encore moins à l'enchaînement de notes pour produire des sons mélodieux à l'oreille. Il laissait ses doigts boudinés explorer cet instrument au hasard et bouchaient les trous du tube au gré d’un aléatoire bon vouloir. Il s’épuisait très rapidement à cracher – plus qu'à souffler – dans cette flûte dont il ne parvenait à tirer que des sons suraigües et dissonants à vous faire saigner les oreilles. Pour couvrir les bruits cacophoniques de l’aulos et afin de conserver leur rythme, les rameurs chantaient fort. Très fort ! De toute façon, Ucinius, très vite hors d'haleine par cette épreuve éprouvante, abandonnait son poste dès lors qu'il entendait les premières priapées résonner. Une fois les rameurs lancés, il disparaissait en cale pour se livrer à son passe-temps favori : ripailler et s’empiffrer.

***   ***   ***

    « Par Hermès ! Pépy, descends de ton perchoir et rame avec les chiourmes[9]. »

    Perché au sommet du mât, Pépy contemplait avec une fascination sans cesse renouvelée l'excitation qui régnait sur le pont. Dans ce ballet chaotique, tous suivaient pourtant la procédure habituelle qui préparait l'abordage. Cependant, à chaque fois, quelques détails différaient et justement, ce sont ces quelques détails que Pépy aimait à examiner avec minutie. Les scénettes qui se jouaient en contrebas captivaient son attention : Archélaos, les bras croisés, tapait du pied d'impatience ; un duo de rameurs se criait dessus, lequel des deux bastonnerait l'autre en premier ? Ucinius avait déposé l'aulos sur ses cuisses. Comme personne ne lui prêtait attention, il attendait que ça se passe, le regard dans le vide. A quoi pensait-il ? Quant à Xytrios, il faisait les cent pas et vociférait ses directives à coups d'insultes dégradantes. Il ressemblait à une marionnette en terre cuite qu'articulaient les doigts de Pépy à l'aide de fils imaginaires. Le capitaine pouvait continuer à s'égosiller et à gesticuler, ça ne le ferait pas descendre : Pépy ne bougerait pas.

    D’une agilité de singe, il grimpait à mains nues le long du mât pour rejoindre son poste d’observation. Assis sur un rondin de bois, les chevilles et jambes enroulées dans les cordages, sa mission consistait à surveiller. Sa vue perçante rivalisait avec celle de l’aigle royal ; il détectait le moindre mouvement sur des eaux calmes comme houleuses à des lieues à la ronde, tout comme ce rapace prédateur apercevait le mouvement d’un mulot au milieu un champ de seigle.

     Ce loup solitaire ne participait jamais aux batailles. Il laissait les enragés se défouler et lui se contentait d’observer depuis son mirador en bois. Il n’en descendait que pour aider ses comparses à s’emparer du butin.

***   ***   ***

    « Souquez mieux que ça, infâmes suppôts de l’Hadès, vociféra Xytrios. »

     L’un des rameurs se détachait du groupe car il les dépassait tous d’au moins trois têtes. Là où une rame était manipulée avec effort par deux hommes, lui était attitré à une seule. Une balafre profonde creusait sa joue comme un torrent se fraie un chemin au travers d’une montagne rocheuse. Cette balafre se poursuivait tout le long de son torse. Il prononçait de très rares paroles ; il s'exprimait plutôt par des grognements et des borborygmes. Il répétait en boucle trois syllabes qui se rapprochaient de "iès-teime-slasque[10]". Comme aucun ne le comprenait, il s'entêtait et éructait alors avec rage un dialecte incompréhensible issu d’un dérivé d’une langue germanophone. On ne savait pas grand-chose de lui. Personne n’avait jamais vraiment saisi l’exactitude de son nom. On avait cru comprendre qu’il était originaire de quelque part en Silésie[11], et à force de l’entendre crier et répéter ślask, on se dit qu’il y avait un rapport quelconque – peut-être lointain – mais un rapport tout de même avec son nom. Ainsi avait-on décidé dans une unanimité non concertée de le surnommer Slask.

    Dès lors qu’il s’agissait de combattre et de tuer, un simple acquiescement de tête de la part de Xytrios et le molosse silésien fonçait dans le tas. Il ne cherchait pas à comprendre, il ne se posait pas de question, il obéissait sans aucun état d’âme : il massacrait à la chaîne quiconque se présentait sur son chemin. Une bête sans foi ni loi totalement dévouée à la cause du capitaine. Comme Gorgo, il comptait parmi les assaillants les plus féroces de la bande.

***   ***   ***

    Xytrios brandit les poings : « Sus aux puceux ! Pas de quartier. »

    Le rostre[12] en fer de l’étrave du vaisseau barbare percuta violemment la birème par bâbord. Un seul choc suffit à défoncer la coque étroite de la galère occidentale qui résista aussi longtemps qu’un fétu de paille. L’eau combla immédiatement la brèche avant d’inonder les soutes. Les céréales délicatement conservées et méticuleusement entreposées s’éparpillèrent en une giclée pollinique par l’irruption éruptive de l’eau salée. Blé, orge, seigle, sarrasin, avoine, millet, sorgho tourbillonnèrent un instant dans l’air confiné des soutes comme des flocons de neige aux prises avec des vents contraires avant d’être engloutis par le flot océanique vorace qui dévastait tout sur son passage.

    « Barons !, à l’abordage !, s’époumonèrent en chœur les pirates. »

 

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[1] Galère comportant deux files de rameurs de chaque bord.

[2] Poignard

[3] Chaussure des soldats

[4] Tueur à gages

[5] Combattant qui constituent la garde personnelle des empereurs perses

[6] Barre de gouvernail

[7] Coup d’aviron

[8] Flûte double, plus proche du hautbois.

[9] Equipe de rameurs qui rament sur une galère

[10] "Jestem ślask" (polonais) = Je suis silésien

[11] La Silésie (Śląsk en polonais) est une région qui s'étend sur trois États : la majeure partie est située au sud-ouest de la Pologne, une partie se trouve au-delà de la frontière avec la République tchèque et une petite partie en Allemagne.

[12] Le rostre ou éperon est une pointe renforcée située sur la proue d'un navire, utilisée comme arme. Il a principalement été utilisé à deux périodes très éloignées dans le temps. La première dans l'Antiquité méditerranéenne, la seconde, au xixe siècle par les marines de guerre, européennes principalement.

Rédigé par Jérémy STORM

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