Chapitre I : LES BARONS / 5. L’Instinct de Survie - Les Esclaves

Publié le 30 Mars 2015

    Sur le pont inférieur, la panique s’était infiltrée parmi les hommes. Au fur et à mesure que les combats s’étaient intensifiés, que les cris de terreur s'étaient multipliés, elle avait grossi, s’était s’amplifiée, avait grignoté du terrain jusque dans les recoins les plus inaccessibles des esprits de chacun.

    Terrible pandémie qui contamine toutes âmes alentour.

 

***   ***   ***

 

    Les esclaves thalamites avaient lâché les rames et s’étaient regroupés en troupeaux éparses – groupes qui miaulaient de peur en alternance en fonction de la proximité ou de l’éloignement du danger estimé.

    La collision avait été si violente que sous le choc, les rameurs avaient été projetés contre la paroi opposée de la coque. Le flanc de la birème avait été en grande partie détruit. Pire, une bonne vingtaine de rameurs avait été décimée : la plupart gisait déjà au fond des abysses alors que quelques-uns furent empalés par les planches en bois qui constituaient la charpente de la coque du navire. Sous la puissance de l'impact, chevilles et tenons avaient été arrachés de leurs embrèvements ; les planches s'étaient fendues comme des brindilles et s'étaient transformées en véritables pieux aiguisés. Les bordages avaient littéralement été défoncés et offraient une ouverture béante qui s’ouvrait sur une mer sans fond… ce qui les terrifiait tous. Une proue ennemie trônait dorénavant en lieu et place des bancs qu’occupaient les défunts.

    La plupart des yeux restaient braqués en direction du plancher supérieur sur lequel les rameurs entendaient le bruit sourd des pas précipités, les supplications de ceux qui priaient à genoux et imploraient la pitié des Dieux, les hurlements stridents qui déchiraient l’atmosphère marin, la rythmique des piétinements lors des combats rapprochés et les corps sans vie qui s’effondraient sur le plancher dans un funeste bang final. Par quelques fentes du plancher qui les surplombait, du sang s’écoulait en minces filets continus.

    Les esclaves les moins débrouillards stagnaient sur place, rassurés par la seule présence des autres. Peut-être espéraient-ils qu’on eût oublié jusqu’à leurs existences dans l’embarcation ! Les gars un peu plus futés réfléchissaient à un endroit où se dissimuler si on venait à les débusquer.

    Pour le moment, comme les batailles se déroulaient au dessus d’eux, une sagesse commune ineffable les incitait à demeurer tapis dans l’ombre de cet abri de fortune. Toutefois de rares intrépides songeaient à regagner le pont supérieur dès les premiers signes d’accalmie.

 

    Schekeresch s’était camouflé au centre d’un troupeau d’une quinzaine d’esclaves puants à la musculature qui ferait pâlir d’envie le puissant Hercule.

    Schekeresch exerçait la fonction de hortator[1], autrement dit chef des rameurs. Connu pour son caractère odieux, son orgueil et sa vanité, détesté pour les ordres contradictoires qu’il braillait, il n’était guère apprécié par l’ensemble des hommes. Il voulait prouver au monde entier que malgré son nanisme, il savait imposer le respect.

    Lui-même avait débuté sa carrière en tant que rameur – et esclave, poste qu’il avait à présent complètement renié. Ce libyque affranchi à la peau noire bouillonnait de grandes ambitions et il ne comptait pas stopper sa progression dans la hiérarchie marine à ce niveau si pitoyable. Très bientôt, il rejoindrait l’équipage qui s’activait sur le pont supérieur et travaillerait à la lumière du jour. Avec l’intelligence supérieure et l’autorité naturelle qui le caractérisaient, il ne faisait aucun doute qu’il parviendrait jusqu’aux plus hauts sommets de la République romaine tôt ou tard – et plutôt tôt que tard.

    Protégé par un rempart de pleutres baraqués à la cervelle de pois chiche, Schekeresch à vrai dire n’en menait pas large. Si les barbares descendaient, ils auraient tôt fait d’éliminer l’ensemble des rameurs avant de le dénicher… ce qui lui laissait toutefois un temps de répit certain pour préparer une diversion.

    Loin de lui l’idée de contrattaquer ou de lancer une offensive, il était plus malin que ça. Il devait rassembler ses idées et réfléchir à un moyen de se tirer d’affaire !

    Si, par Tyché !, il parvenait à survivre à cet abordage, la célébrité lui tendait les bras…

    Et il était prêt à tout pour survivre. A tout ! Même si cela impliquait le sacrifice de bon nombre de rameurs. Tous ses rêves de noblesse ne seraient pas réduits à néant par une horde de barbares, foi de Schekeresch.

 

***   ***   ***

 

    Moiteur glacée des corps secoués de tremblements.

    Vent du large qui fouettait les peaux à moitié nues.

    Houle qui claquait dans un rythme régulier contre la coque.

    Les cris se succédaient et s’intensifiaient mais les interrogations subsistaient.

    Le temps semblait s’étirer…

    Long… Très long…

    Interminable les uns serrés contre les autres.

 

***   ***   ***

 

    Zed-Khons-Uef-Ankh, l'un des esclaves, s’extirpa du groupe. Son nom imprononçable avait été réduit au strict minimum par l'ensemble de se compagnons : Zed.

    Zed avait la peau tannée, les cheveux noirs crépus et une barbe noire courte.

    Il marchait pieds nus avec une prudence extrême comme si le sol était pavé de coquilles d’œufs à ne surtout pas écraser. Il contourna le trou béant qui s’ouvrait sur la mer sans même y jeter un œil.

    Face aux marches qui le conduiraient au pont supérieur, il marqua l’arrêt. Il parut réfléchir un instant. Il se gratta le nez et tourna la tête en direction de ses compagnons. Il regarda à nouveau les escaliers. Il hésitait.

    Avec une méfiance exagérée, il posa le pied sur la première marche. Il ne souhaitait produire aucun crissement de peur d’être repéré. Attitude absurde étant donné le tohu-bohu qui régnait au dessus de lui. Il monta la deuxième marche puis la troisième, toujours avec une prudence exagérée pour étouffer tout craquement du bois. Puis une autre. Et encore une autre.

    Son crâne d’abord puis son front reçurent la morsure chaude du soleil. Il souleva sa tête de quelques pouces encore jusqu’à situer sa vue à la lisière du plancher. Il plissa les paupières, le soleil l'éblouissait après tant de temps passé dans l'obscurité. Il inspira un grand coup par la bouche car l'aération en fond de coque était à peine suffisante.

    Il inspecta les proches environs. Rien à proximité. Il pensait que l'astre solaire brouillait son champ de vision. En réalité, Zed avait développé une myopie sévère ; il ne voyait pas plus loin qu'un double-pas[2].

 

    Il redescendit les quelques marches et assura qu'il n'y avait aucun danger à l'horizon…

    Sceptiques, les autres rameurs hésitaient. Aucun ne bougea.

    Zed leur fit signe de la main pour les inciter à le suivre.

    Certains avancèrent d'un pas et reculèrent aussitôt.

    Zed haussa les épaules, grimpa les marches et disparut.

    De nombreuses vagues se brisèrent sur la coque du navire, temps durant lequel tous attendaient dans le silence. Zed ne revint pas…

 

***   ***   ***

 

    Schekeresch resterait planqué là quoiqu'il lui en coûterait.

    Cette forteresse constituée de trois cercles concentriques de chair humaine n'avait aucunement intérêt à s'éparpiller. Sinon c'était lui-même qui massacrerait un par un ces nicodèmes de rameurs. Façon de parler évidemment. Schekeresch usait de formules menaçantes et il criait plus qu'il n'agissait. Malgré la hargne qui l'habitait, il ne ferait jamais le poids face à ces géants de muscles, lui qui leur arrivait tout juste à la taille.

    Cela ne l'empêchait pas de fomenter des idées machiavéliques sur la manière de rester en vie.

    Il avait abandonné l'idée stupide de rejoindre la cale située en dessous : la soute était inondée et les épices dansaient à présent la valse coulée.

    Il avait songé grimper le long du dos des esclaves et d'en tuer quelques-uns : les morts feraient de parfaits remparts qu'il empilerait tels des dominos autour de lui. Qui irait le chercher en dessous ? Cependant il ne disposait d’aucune arme tranchante. Juste un bâton. Où trouver une arme ? Envoyer l'un d'entre eux en éclaireur sur le pont et subtiliser une épée ? En plus, il devrait en liquider plusieurs pour mener à bien ses opérations. Impossible que les autres ne s’en rendissent pas compte.

    Il avait réfléchi à l'éventualité de les pousser à l'eau par un ingénieux subterfuge dont il ne maitrisait pas encore tous les détails. Une fois dans les eaux, ceux qui flotteraient lui serviraient de moyen de transport efficace jusqu’à la terre ferme. Mais s’ils coulaient tous ? Bêtes comme ils étaient, cela laissait peu de doute au fait qu’ils se laisseraient engloutir par la mer et couler à pic au lieu de se débattre. Comment les maintenir à flot ?

 

    Restait dans sa main son piètre bâton…

    Le bâton qui donne la mesure.

    Il pourrait s’en servir comme d’une arme le cas échéant. Il s’accroupirait, passerait entre les jambes du brigand et le frapperait en plein dans les couilles. Bing. Le vilain verrait mille étoiles scintiller et chancèlerait sous la vive douleur ce qui lui laisserait le temps de s’échapper. Mais s’échapper vers où ?, vers quoi ?

    Ultime solution – et non la plus glorieuse : se livrer aux pirates. Et pourquoi pas ?

    Son éloquence embobinerait avec aisance l'un des barbares voire plusieurs d'entre eux. Il les aiderait à débusquer les derniers survivants et repartirait au sec avec eux sur leur birème. Et s’ils ne parlaient pas la même langue ?

    Insatisfait par ces premières cogitations, Schekeresch se recroquevilla sur lui-même et se mit à grogner comme un chien pris au piège.

 

***   ***   ***

 

    La témérité de Zed avait créé des émules.

    Un autre rameur s’était aventuré à monter les marches. Avec une extrême prudence également. A la façon d’une grande dame patricienne qui soulevait un long chiton qu’elle refusait de salir.

    Il n’était pas revenu.

     Bien longtemps après, un deuxième avait suivi ses traces. Rapidement suivi par un troisième et un quatrième. Un cinquième avait couru et monté les marches quatre à quatre.

    Puis un sixième…

     Huit. Neuf. Dix…

    Bientôt une quinzaine d’hommes avait déserté le pont inférieur…

    Une vingtaine d’autres leur emboîtèrent le pas.

    En tout, plus d’une trentaine de rameurs, soit à peu près un tiers de l’effectif, avait pris la poudre d’escampette ; ils espéraient trouver un moyen de fuite sur le point supérieur.

 

 

[1] Chef des rameurs qui dirige les manœuvres. Il aide les rameurs à frapper en mesure, et, en quelque sorte, les anime à leur tâche ; de là son nom. Il est assis à l'arrière du vaisseau avec un bâton à la main, dont il se sert pour battre la mesure.

[2] Le double pas vaut 5 pieds, soit 150 centimètres environ.

Rédigé par Jérémy STORM

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